Elle est étrange, dans les films de truands-businessmen des années 1990 et 2000, cette fascination pour le personnage de Tony Montana, version Al Pacino. Ces gangsters, ont-ils vu Scarface jusqu’à la fin ? Se souviennent-ils de la morale du film de Brian de Palma ?
Après l’avoir vu la première fois, bien sûr que l’on trouve ce personnage super-classe, avec sa mégalomanie, son look bling-bling eighties, sa manière de n’avoir jamais peur de rien et de toujours suivre ses objectifs, même les plus fous. Mais enfin : la scène finale montre bien que cette folie mène à la destruction, et devrait empêcher toute identification au personnage de Tony Montana, aussi cool peut-on le trouver.
Efraim Diverolli ne semble pas vraiment touché par ces considérations. Son idole, c’est Tony Montana, justement, comme en témoigne l’énorme poster qu’il a de lui dans son bureau. Le fric, les filles, les fringues : il veut lui ressembler. Signe avant-coureur du caractère assez borderline du personnage, joué à merveille par Jonah Hill – peut-être un de ses meilleurs rôles jusqu’à présent. Avec son compère David Packouz (Miles Teller), il monte un business d’abord aux frontières de la légalité, puis carrément illégal, de ventes d’armes à feu. Pas de la petite contrebande, ni du gros trafic tendance Lord of War. Et pour cause, l’unique client de la lucrative société des deux buddies est tout ce qu’il y a de plus respectable : l’Armée des États-Unis d’Amérique. L’US Army est engagée un peu partout dans le Proche-Orient, et il leur faut du matériel, des armes et des munitions. Comme pour toute entreprise gouvernementale, l’appel d’offres est public. Bien sûr, les grosses sociétés du secteur se partagent les grosses parts du gâteau, mais il reste toujours des miettes, des vides à combler. Des vides représentant quelques millions de dollars. De la pacotille pour les géants du marché, de l’or en boîte pour les deux loubards.
Les contrats se signent facilement – tout se fait en ligne ou par téléphone, c’est pratique. Rapidement, leur American Dream tendance The World is Yours se met en place : immense appartement à Miami, hôtels de luxe, billets en pagaille. War Dogs suit le modèle type d’un genre de film de plus en plus présent au cinéma ces derniers temps : le business movie. Des films comme The Wolf of Wall Street, ou The Big Short, qui partagent avec War Dogs cette mise en scène délurée, ultra-dynamique et résolument moderne, empreinte des codes esthétiques et de l’humour de la génération YouTube et Instagram. Mais aussi, on retrouve dans le scénario de ces films les mêmes traits caractéristiques : la naissance d’un projet fou et génial qui pourrait rapporter très gros, le succès au-delà des espérances du projet, et l’enrichissement presque grotesque de ses personnages, avant que ces derniers ne chutent de très haut. Ces films sont politiques, au sens où ils dénoncent quelque chose, en l’occurrence les dangers d’un système dont ils ne sont que les produits. Or, dans War Dogs, le cataclysme nécessaire à cette dénonciation, véritable catharsis moderne, est absent du récit. Oh bien sûr, ça finit mal, ça ne pourrait pas finir autrement – il ne faudrait pas choquer les bonnes mœurs, on est dans de l’hollywoodien – mais on est très loin du tragique de Scarface ou de la catastrophe de The Big Short. Pire encore, ce dénouement n’est pas dû à un problème intrinsèque ou à un effondrement du système amoral que les deux amis ont mis en place, mais simplement à une erreur d’appréciation, un jugement un peu hâtif d’un des personnages. Bref, quelque chose loin d’être inéluctable. Alors que d’habitude, on attend de ce genre de film la traditionnelle « chute » des personnages amoraux sur le ton du « ça devait arriver », ici on est simplement frustré pour ce duo très drôle et plutôt sympathique, dont on aurait aimé, en fin de compte, voir les rêves s’accomplir.
Et ainsi, sortant de la salle, la seule chose que l’on se dit, c’est qu’à sa place, on ne l’aurait pas fait, nous, cette erreur de jugement. Ça a l’air tellement simple ! Alors l’envie nous prend de lancer un business, comme David et Efraim, un truc de start-up, à la Uber, AirBnB ou Tesla – il faut dire que l’ombre de ces entreprises de la Silicon Valley plane sur tout le film. Si, après The Big Short, on peut vouloir se battre contre le néo-libéralisme, War Dogs nous donne envie de s’y jeter à corps perdu. En ce sens, c’est peut-être un film politique, mais certainement malgré lui. Pas sûr que Todd Phillips, qui s’est notamment « illustré » avec la saga Very Bad Trip, souhaitait faire un film ouvertement pro-libéral, en un sens un film de propagande.
Impossible également de le définir comme un cinéaste engagé, car l’être, c’est forcément être contre. Et puis, Todd Phillips, réalisateur engagé, franchement… ?
C’est pourquoi, la radicalité de la fin, qui ferait de War Dogs un film a minima engagé, est absente. Or, il est plus difficile d’être apolitique avec un film qui parle de guerre et de libéralisme qu’avec une histoire de joyeux lurons partis à Vegas pour un enterrement de vie de garçon. Avec un sujet comme celui de War Dogs, adapté d’une histoire vraie qui plus est, il faut prendre parti. Et ne pas être contre, c’est déjà être pour.