Adèle aime Emma, Emma aime Adèle. Rien de plus banal ? Sous les yeux d’un cinéaste lambda, oui, sûrement. Mais sous ceux d’Abdellatif Kechiche, la beauté devient aussi fulgurante qu’évidente.
Peut-on être classique et moderne à la fois, sans se perdre dans un entre-deux ? Si, intuitivement, nous savions que le cinéma d’Abdellatif Kechiche était peut-être l’un des rares à pouvoir incarner une réponse positive à cette question, La Vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2 en donne une illustration encore plus nette. À bien regarder cette adaptation libre de la bande-dessinée de Julie Maroh, évoquant l’histoire d’amour, sublime et douloureuse, entre Adèle, une jeune lycéenne incertaine et Emma, étudiante aux Beaux-Arts à la sexualité plus assumée, impossible en effet de ne pas songer immédiatement aux grands romans de Flaubert ou de Stendhal. Ceux qui ont assis l’idée même de classicisme. Ceux dont, surtout, l’incroyable minutie à dépeindre des situations a priori ordinaires et à savoir rendre compte d’un état social, autant que d’un état d’esprit, semblait couler de source. Dès ses débuts avec La Faute à Voltaire, Kechiche aura, lui aussi, su faire du naturalisme de sa mise en scène, non un gadget de plus, mais un outil puissant et subtil à la fois pour évoquer le réel dans ses moindres détails, ses moindres soubresauts.
Mais le classicisme de Kechiche, c’est aussi celui d’une certaine idée de cinéma, humaniste et généreuse, qui ferait du cinéaste un fils spirituel de Renoir. Celle qui, en cinq films, peut aujourd’hui passer pour une marque de fabrique, tant son attention et son amour non feint pour ses personnages, et par extension ses acteurs, n’auront jamais failli. Celle qui aussi, mue par le cœur et l’instinct, avant de l’être par le cerveau, permet à La Vie d’Adèle de n’être pas « qu’une » romance initiatique entre deux femmes, mais un véritable western urbain, remplaçant les vastes territoires par ceux des corps des deux jeunes femmes que le cinéaste arpente comme l’on découvrirait le monde. Avec avidité, passion, et violence.
Car, le cinéma de Kechiche n’a rien pour autant d’angélique ou d’éthéré. L’âpreté, la rudesse, les rocailles de l’existence entre lesquels son cinéma avance à grands coups d’ellipses songées, y ont plus que droit de cité. Comme chez Pialat, le réel est pris à bras-le-corps, avec courage, en refusant de baisser les yeux. Chez Kechiche, l’homme, la société et le monde se regardent comme des touts, vivants et faillibles. Rien d’étonnant, donc, qu’à ce qu’il filme cette histoire d’amour sans fausse pudeur, célébrant les corps, le plaisir, la jouissance, le désir dans des scènes sexuées et frontales qui réussissent l’étrange exploit de ne jamais se faire voyeuses, ou pornographiques.
La Palme d’or remise cette année à La Vie d’Adèle a tout d’une évidence. Car si l’on peut s’interroger sur la réelle évolution du personnage d’Adèle, ou sur cet usage du cadre très serré faisant parfois passer au second plan le discours – juste et noble – sur l’importance de l’éducation, reste un film dont la force et la beauté n’ont pas besoin d’être expliquées. Un film dont la rigueur et la droiture dans le regard n’ont rien de feint. Un film porté autant par un réalisateur épris de cinéma que par deux actrices éprises de vérité (on l’a dit et répété partout, et ce n’est que trop vrai : Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux sont d’une robustesse à couper le souffle). Abdellatif Kechiche réussit l’impossible conjugaison entre intime et épique, en plongeant, sans retenue, ses personnages dans un tourbillon émotif et charnel. La Vie d’Adèle coupe les jambes et fait battre le cœur. Comme seuls les très grands films savent tout simplement le faire.