Déjà très remarquée en 2008 avec son deuxième long-métrage Everyone Else, la réalisatrice allemande Maren Ade a enthousiasmé la Croisette lors du dernier festival de Cannes avec son nouvel opus : Toni Erdmann. Son secret ? Une grande acuité de regard alliée à un goût prononcé pour les histoires universelles.
Ines travaille pour une société de consulting allemande qui offre ses services en Roumanie. Tirée à quatre épingles, chignon strict, verbiage de working girl apprêtée, le charme en bandoulière pour assurer la signature des contrats, Inès présente une personnalité de façade soumise aux règles du marché. En parallèle, sa vie privée se réduit à la solitude, celle d’une célibataire contrariée par les appels systématiques de son smartphone professionnel qui lui vole son temps.
Un peu plus loin en Allemagne, son père, Toni Erdmann, esseulé depuis la mort de son chien, s’ennuie. Outre son humour potache à couper au couteau, Toni a la particularité d’aimer profondément sa fille. Il s’enquiert ainsi de son état, s’invitant soudainement dans son quotidien à Bucarest et ce, à l’image d’un pachyderme perdu dans un magasin de porcelaine, jusque sur son lieu de travail. Et si Inès jugule in extremis le désastre des premières retrouvailles, Toni insiste de sa présence encombrante…
Le début du film, qui gomme d’emblée tout effet spectaculaire, a de quoi faire un peu douter le spectateur. À tort : le tour de force de Maren Ade est de raconter une histoire qui, malgré sa durée (162 minutes), file comme une fusée, dans un crescendo d’une rare intensité.
Son couple d’acteurs est particulièrement solide : Sandra Hüller, qui avait déjà fait la démonstration de son talent immense – notamment ses qualités éruptives dans l’étonnant Requiem de Hans Christian Schmid – est ici tout en nuances face à un monstre sacré du théâtre autrichien, Peter Simonischek, idoine dans un rôle d’importun drolatique. Surtout, le parti pris formidable de la réalisatrice consiste à jouer d’une forme savante de compétition entre les deux personnages, au détour d’une question que pose Toni, l’air contrarié, à sa fille : « Es-tu heureuse ? ». Malgré l’évidence de leur attachement respectif, naît alors un jeu subtil d’évitements, de crâneries et de rejets, entre pudeur et non-dits systématiques, un combat enserré d’orgueil (visiblement héréditaire), où ni la fille, ni le père ne veut jamais concéder à l’autre qu’il pourrait avoir raison. Inès et Toni foncent ensemble tête baissée dans l’absurde, résistant aux situations les plus embarrassantes : ces dernières ont le chic de rendre le public hilare – ce fut le cas en séance de presse à Cannes, un phénomène suffisamment rare pour le noter.
Maren Ade n’a cependant pas fini de nous surprendre, tant elle ménage une apothéose enthousiasmante dans le dernier tiers de son film : une réflexion sur le besoin impérieux de s’affranchir des codes qui emprisonnent les êtres. Au travers de cette dénonciation de la loi du marché, du capital régnant, des règles de bienséance sociétales qui déterminent les faux semblants et piétinent les plus pauvres (il faut voir comment la Roumanie est dépeinte dans le film, tel un esclave économique de premier rang), la cinéaste déterre, toujours avec humour, cet amour enseveli entre père et fille pour le brandir comme une hache de guerre. Et lorsque l’émotion monte ainsi en puissance, puis devient cyclone, elle emporte tout.