Qu’on le veuille ou non, l’esclavage, période tragique de l’histoire des États-Unis, est constitutif de son identité. On en sent encore les ravages aujourd’hui. Mais au cinéma, très rares sont ceux qui ont su saisir la brutalité de ce terrifiant processus.
Il s’est assuré ce petit plus d’écoute que confère encore, allez savoir pourquoi, la mention « Histoire vraie ». Il a raflé les prix du jury et du public à Sundance. Il a suscité une guerre d’enchères démesurée gagnée par la Fox, qui a déboursé une somme mirobolante pour avoir le privilège de le distribuer. N’eût été cette terrible histoire d’accusation de viol durant ses années d’étudiant (dénichée par les médias et suivie du suicide de la victime), qui a sérieusement entaché sa réputation et celle du film, puisque la pratique du raccourci idéologique est devenue inévitable, Nate Parker serait assurément l’homme envié de tous à l’approche de la saison des Oscar. Celui par qui le scandale de la non-représentation de la diversité dans le cinéma yankee aurait peut-être enfin été un peu apaisé.
Mais il faut se débarrasser de tous ces à-côtés superflus. Et voir The Birth of a Nation, qui reprend avec une ironie cinglante le titre de la version aux épais accents racistes signée D. W. Griffith en 1915, pour ce qu’il est. Une histoire vraie, donc. Celle de Nat Turner, petit garçon noir dans une plantation en Virginie en 1809. Évangélisé et éduqué par la femme de son maître, il rejoint pourtant les autres esclaves après la mort de celui-ci. Mais son nouveau maître a des plans pour lui : le faire voyager dans les autres plantations du coin pour que ses talents de prédicateur encouragent les esclaves à obéir. Une situation évidemment intenable, qui fera bien vite venir le goût de la vengeance et de la révolte dans la bouche de Nat.
Mais ce film est aussi un cri de colère particulièrement retentissant. Car, dans ce contexte d’une Amérique sens dessus dessous, rongée par ses démons (des tensions terribles entre la communauté noire et la police jusqu’à l’élection de Donald Trump), rares, pour ne pas dire inexistants sont les films qui ont appuyé aussi fort sur le gros bobo raciste. Le racisme, un principe constitutif de l’identité américaine ? Nate Parker ne se contente pas de l’évoquer, il le dénonce avec une rage palpable, que transmettent quelques scènes nous seulement insoutenables, mais en plus tristement d’actualité. En 2016, on ne peut pas voir sur un grand écran des Noirs pendus tandis que résonne Strange Fruits sans sentir des frissons nous gagner. Pas seulement parce que la scène est belle et forte, mais parce qu’elle nous regarde droit dans les yeux, nous défie presque en nous demandant : « Est-ce que ça a vraiment changé ? »
Voilà bien toute la force de The Birth of a Nation. Sans cesse regarder le passé pour mieux questionner et invectiver le présent. Affirmer que la naissance de la Nation s’est faite dans le lit de la cruauté et de la déshumanisation, et que cette meurtrissure initiale ne pourra jamais réellement être réparée. La haine engendre la haine.
Si le film marie certes l’ambition solennelle d’un Twelve Years a Slave au gore insensé parfois de Django Unchained, reste qu’il tente aussi, malheureusement, d’avoir l’âme d’un The Color Purple. Maladroit, il s’empêtre plus d’une fois dans un symbolisme et une picturalité d’une naïveté confondante (comment ne pas être désarçonné par l’irruption tout de même très cucul d’une paire d’ailes d’ange ?). Pourtant, quelque chose résiste à cette « disneyisation » du film et du discours, mis en scène avec une élégance classique assez efficace. Quelque chose de puissant, de cru, de viscéral. Quelque chose qui incise l’âme, brutalement, en nous plaçant face à notre propre honte, notre propre colère. Quelque chose de complexe et d’ambigu, qui force la réflexion et l’intérêt. Quelque chose de politiquement audacieux, ce qui est suffisamment précieux dans le paysage cinéma actuel pour mériter que l’on s’y attarde.