Réalité

L'imagination des rêves

Dans un Los Angeles surréel, Quentin Dupieux augmente l’onirisme du cinéma. C’est Réalité, projection mentale et labyrinthique.

Réalité est une enfant. C’est une petite fille aux airs d’Alice des temps technologiques. Elle ne traverse pas les miroirs mais les images, ce terrier des songes contemporains, ce tapis nouveau du possible merveilleux. À quel monde appartient-elle, sinon à celui des illusions spéculaires ?

L’enfant Réalité ne rencontre pas un lapin mais un sanglier, tué par son père chasseur. Dans le ventre de la bête qu’il dépouille se trouvent des images : une cassette vidéo. Tout le film s’en repaît, ingérant comme l’animal son festin omnivore d’images qui projettent dans un abîme visuel vertigineux : des images dans les images des images. Ou tout aussi bien : du rêve dans le rêve du rêve. Où est-on ? Où en est-on ? On perd pied dans ce monde saturé de visions intriquées, ne sachant plus à quel endroit se situe le récit, où on conduit la fiction et sa réalité augmentée, l’imagination. Tout s’enchâsse, à l’image de cette Réalité double : elle est l’enfant du film, mais elle est aussi l’enfant que filme, à l’intérieur du film, un réalisateur de génie en quête d’une œuvre de cinéma majeur.

En lisière du fantastique, Quentin Dupieux applique la mécanique des rêves au récit. Il manipule le temps et l’espace du film, efface toute trace distincte entre le logique et l’illogique, le vrai et le faux, la réalité et le songe. C’est que le régime même de la vérité de l’image n’existe pas : tout ce que l’on voit ressort du mensonge et de la manipulation du réel par sa représentation fictive. Avec Réalité, Alain Chabat, lunaire et extraordinaire, se projette dans ses rêves, qui sont des rêves de cinéma horrifique. Cameraman dans un Los Angeles carbonisé, écrasé de soleil, il travaille au projet d’un scénario de pure terreur, dans lequel la télévision émettrait des ondes et tuerait ses spectateurs abêtis, provoquant l’explosion de leur crâne, dans d’atroces douleurs. Enfermé dans sa voiture, il part en quête du meilleur gémissement de l’histoire du cinéma, du cri qui lui permettra de décrocher un Oscar d’anthologie… Les vocalises de l’acteur sont hilarantes et donnent au film des airs de comédie absurde. Comme Wrong Cops, le précédent film de Dupieux, d’une extravagante loufoquerie. Mais la comédie finit ici par se dégriser, et le cauchemar devient le relief d’une réalité de pure angoisse. C’est celle du personnage d’Alain Chabat et tout le film est pris par ce sentiment malade. Les cinq premières minutes de Music With Changing Parts de Philip Glass tournent en une boucle répétitive lancinante et oppressante.

Il y a du Bachelard dans cette Réalité cinématographique impeccablement construite et stylisée. Quentin Dupieux réalise un film abouti sur l’imagination des rêves. L’Eau et les rêves du philosophe sont sur la même rive que ce film et ses projections mentales : « L’imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l’esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision ».