Paulina a divisé notre rédaction : voici deux avis divergents sur le film.
Pour / Ni victime, ni héroïne
Par Isabelle Danel.
Deuxième long-métrage de Santiago Mitre, Paulina est un magnifique portrait de femme qui entend vivre selon ses idéaux, malgré l’inacceptable. Il révèle une grande et belle actrice : Dolores Fonzi.
Le film s’ouvre sur un long plan séquence. Une confrontation entre un homme et une femme, un père et sa fille, un avocat reconnu et une avocate en devenir. Il y a donc du dialogue et des arguments – elle a décidé d’arrêter ses brillantes études, n’en peut plus de ne servir à rien, elle veut partir dans la pampa, devenir enseignante pour des jeunes défavorisés –, et pourtant ce qui compte c’est l’affrontement physique, le mouvement des visages et des corps de ces deux-là. Et le fait que le réalisateur enregistre ce conflit d’un seul tenant propulse le film sur le terrain de la durée, comme pour mieux ancrer dans le temps cette lutte ancienne entre deux générations bien pensantes et progressistes à propos des idées et idéaux et de leur mise en pratique. Là où Paulina atterrit, dans un minuscule village à la frontière entre l’Argentine, le Paraguay et le Brésil, où elle anime un atelier de formation politique, il n’y a rien : seulement une école formant des ados promis à un avenir de chômeur ou d’ouvrier occasionnel à l’usine s’ils ne s’expatrient pas.
« À quoi bon être brillant si ce qu’on fait n’améliore pas la vie des gens ? » est la question posée par Paulina et qui accompagne toute la fiction. Or celle-ci dérape assez vite lorsque Paulina, prise pour une autre la nuit sur son scooter, est violée par un groupe de cinq jeunes gens, dont certains font partie de ses élèves. La scène est terrible, image sombre et cris de détresse assourdissants ; le traumatisme vécu par Paulina est épouvantable. Blessée dans sa chair et son intégrité, dans ce qu’elle a de plus intime, elle témoigne auprès des différentes instances et passe par tous les humiliants examens, les interrogatoires éprouvants, les questions invasives d’où le jugement n’est jamais vraiment absent.
Paulina a vraiment changé de côté, voulant aider les victimes du système, elle est elle-même devenue la victime de ceux-là même. Et pourtant, elle retourne en classe, reprend son enseignement, et refuse de témoigner contre ses agresseurs. « Tu es une victime, pas une héroïne ! », lui répète son père. Paulina ne veut être ni l’une ni l’autre. Juste une femme qui ne tombe pas dans le panneau, ou plutôt dans le gouffre séparant, parfois, l’idéologie du réel. Cette question corolaire de tous les faits divers du genre : que feriez vous si c’était vous, votre petite amie, votre fille, votre meilleure amie ? Tous sont présents, et tous ont un avis, et nous spectateurs sommes tour à tour amenés à nous poser les mêmes questions qu’eux.
Magnifiquement photographié, mais aussi terriblement inconfortable, le film gratte et perturbe, également dans son montage, ses allées et venues entre passé et présent, ses changements d’interlocuteurs et même de point de vue. Le but est de nous perdre, pour que nous puissions nous y retrouver. Il n’y a pas qu’une réponse aux questions posées par ce film constamment intelligent et dérangeant. Mais Paulina, par la force souterraine qui sous-tend son personnage, cette volonté farouche affichée sur le visage de son interprète, Dolores Fonzi, est à la fois un grand moment de cinéma et de réflexion extrême sur ce que veut dire l’engagement.
Contre / Déni de justice
Par Jo Fishley.
Des femmes ont défilé il y a quelques mois dans les rues de Buenos Aires contre les violences faites aux femmes. Elles ont exigé que s’applique la loi qui leur a donné des droits tout neufs, en 2009, pour se protéger. Dans ce contexte, Paulina, l’héroïne du film du deuxième long-métrage de Santiago Mitre, a fait débat en Argentine. Comment cette jeune femme de 28 ans, violemment agressée par une bande de jeunes, pouvait-elle renoncer à ses droits, à sa défense, à son statut de victime ? Au nom de quel idéal politique pouvait-elle abdiquer l’idéal de justice ? Au nom de quelle conscience des inégalités pouvait-elle déclasser la justice, coupable d’être de classe à ses yeux? Et que dire, aux jeunes filles, aux femmes, mêmes aux hommes, face à un tel personnage, exerçant très symboliquement le métier d’avocate, participant à l’impunité d’agresseurs qu’elle a reconnus ?
Paulina est un film malheureux – le mot est faible. Et il ne s’agit pas simplement de sa réception polémique en Argentine. Et ce n’est pas non plus parce que Paulina vit un drame insupportable : c’est parce que le viol est un crime et qu’il ne peut être impuni. Paulina n’est pas le grand film empathique qu’il voudrait être, malgré l’interprétation sensible de Dolores Fonzi, c’est un drame dangereux sur le fond, inacceptable avec son personnage dans la gangue d’un idéalisme jusqu’au-boutiste, improbable, dans lequel l’a enfermé le scénario. « À quoi bon être brillant si ce qu’on fait n’améliore pas la vie des gens ? », lance Paulina au début du film. Mais est-ce l’améliorer que les priver de la justice et de la loi de protection des plus faibles contre les plus forts ?
Santiago Mitre explique avoir voulu faire de son remake de La Patota de Daniel Tinayre (Argentine, 1961) une fable politique centrée sur la conviction. Celle de Paulina est inaliénable jusqu’à la caricature et close sur son manichéisme primaire. D’un côté, les riches, les bourgeois, qui font les lois et rendent la justice au bénéfice de leur domination. Il est incarné par son père, un juge puissant de la région, qu’elle affronte dans un long plan-séquence d’ouverture qui condamne d’emblée Paulina à être la marionnette de sa conception des rapports de classe. Et les termes de leur joute rhétorique, sur leurs choix de vie, laissent penser que ses convictions tiennent tout entières dans ce conflit paternel freudien. En bas de l’échelle sociale, les opprimés, les pauvres. Ce sont ceux à qui cette avocate, sorte d’image pieuse de l’altérité gauchiste, va enseigner la démocratie et ses principes dans un atelier de formation politique, dispensé dans une zone rurale défavorisée. Comment une éducation citoyenne pourrait-elle en venir à exclure la justice du contrat social ? Comment Paulina pourrait-elle se ranger au droit du plus fort, son injustice, son inégalité, forte de l’idéal qui est le sien ? La contradiction du personnage est une béance, un pur artefact scénaristique qui se retourne contre son incohérence.
La mise en scène de Santiago Mitre déroule une ligne narrative simple, mais qui opère par des retours en arrière sur des scènes déjà vues. Ces flash-back seraient utiles s’ils changeaient réellement de point de vue. Mais ils sont superflus, redondants, et infligent péniblement la réitération de scènes précédentes, apparaissant comme une afféterie stylistique vaine et lourde. Pauvre tragédie de Paulina !