Adam et Eve s’aiment depuis des millénaires. Ils sont vampires. Pas simple de persister dans un monde qui s’égare et s’étiole. Avec Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch signe une ode à la vie. Différente, réjouissante, splendide.
Eve vit à Tanger et Adam à Détroit. Ils se retrouvent souvent, s’aiment depuis la nuit des temps, se sont mariés trois fois : la dernière, c’était le 23 juin 1868. Pour le meilleur et le vampire… C’est ce qu’ils sont : des vampires. Des immortels qui ont côtoyé les arts et les lettres, de Lord Byron et Eddie Cochran ! Ils continuent à rendre régulièrement visite au délicieux vieux maître Christopher Marlowe, dit Kit, contemporain de Shakespeare, leur semblable, leur frère. Ils s’abreuvent de culture, de mots, de voyages et de musique, et aussi — il faut bien survivre — de sang frais 0 négatif qu’ils achètent dans un hôpital ou se font livrer dans le bien nommé bar des Mille et une nuits. Ils s’émerveillent de voir passer un loup, connaissent le nom latin des plantes, savent l’âge d’une guitare en la caressant : ces âmes passionnées, ces amoureux du monde déplorent la façon dont les zombies le traitent.
Les « zombies », ce sont les « autres », les humains qui sont autant de morts-vivants ne respectant rien ni personne (y compris eux-mêmes), démolissant les belles bâtisses pour en faire des supermarchés, polluant et anéantissant tout sous prétexte de modernité, oublieux du passé, de ce qui nous fonde, nous porte et nous emporte. «Tu as raté le plus drôle : le déluge, la peste !», dit Eve à Adam, qui se morfond devant tant de destructions et envisage le suicide. Car vivre ainsi est devenu de plus en plus compliqué, leurs corps fatiguent, la qualité se perd en matière d’hémoglobine (les «zombies» se nourrissent si mal !) et la tentation de plonger les canines dans un cou frémissant se fait parfois pressante. Ava, la sœur d’Eve, venue leur rendre visite de Los Angeles, ne s’en prive pas, et il faut alors effacer les traces de ses méfaits, et partir ailleurs…
Rarement, au cinéma, a-t-on vu film nocturne plus éblouissant. La mort rôde, et pourtant, dans l’ombre des chambres, capharnaüms habités d’objets immémoriaux, sur des couvertures noires et capiteuses, la pâleur diaphane des corps emmêlés d’Adam et Eve diffuse une lumière envoûtante.
Et les déambulations crépusculaires dans les ruelles de Tanger ou les promenades en voiture le long des artères désertes de Détroit sont autant de moments de grand cinéma. Film de genre, tourbillonnant aux confins des passages obligés (nuit et jour, rouge et noir, immortels et mortels), s’en amusant pour mieux nous amuser en décapant tous les lieux communs par un humour mordant, Only Lovers Left Alive glisse sans cesse vers d’élégantes digressions sur ce qui fait le sel de la vie. De ces personnages habituellement traités comme monstrueux au cinéma, excepté dans Les Prédateurs (1983), le très kitsch et singulier opus de Tony Scott, le réalisateur fait des dandys érudits et romantiques. De John Hurt à Tom Hiddleston, en passant par Mia Warsikowska, les acteurs sont ébouriffants. Mais Tilda Swinton emporte tout sur son passage : blanche de la tête aux pieds, elle irradie et subjugue, femme-femme et absolue déesse descendue sur terre.
Hasardons une hypothèse : Jim Jarmusch, ce grand gaillard aux cheveux blancs et lunettes noires qui semble venu d’ailleurs et traverse les années et le cinéma en semant des films comme autant de petits cailloux pour retrouver son chemin dans ce monde étrange qui est le nôtre, cet homme-là, à sa façon, est un vampire qui entend bien jouir de tous les possibles. Le seul réalisateur qui peut se targuer d’avoir reçu la Caméra d’Or à Cannes (prix du meilleur premier film, toutes sections confondues) pour Stranger than Paradise (1984), son deuxième long-métrage après Permanent Vacation, est un homme qui ne fait rien comme les autres. Down by Law, Mystery Train, Dead Man, Ghost Dog, Broken Flowers : non seulement les titres de ses œuvres ne sont jamais traduits, mais il n’accepte de montrer de par le monde que des versions originales sous-titrées. Et, hormis dans The Limits of Control, son seul ratage à ce jour, lorsqu’il met tout son talent à nous embarquer aux côtés d’êtres imparfaits, hors la-loi à la marge, solitaires à la lisière, dans une quête d’eux mêmes et des autres, on ne peut que se laisser happer.
Originales, ses versions, ses variations, ses propositions le sont. Seuls les amoureux restent en vie ? Ce n’est pas un titre, c’est une profession de foi. Et pour tout aimer, tout embrasser, une existence de simple mortel ne suffit pas : le temps est le plus précieux des dons, chérissons-le, volons-le, profitons-en, nous dit ici Jarmusch avec malice et sans morale.