Ni le ciel ni la terre a éclairé la Semaine de la Critique cannoise 2015 d’une lumière intense et obsédante. Celle du passage au long-métrage emballant d’un jeune cinéaste à la créativité multiforme. Celle d’une histoire vertigineuse au carrefour de la pensée, du voyage et des genres. Une révélation.
Un groupe de soldats français s’est installé dans un coin isolé d’Afghanistan, une vallée du Wakhan attenante à la frontière pakistanaise. On est en 2014 et ils ont pour mission de veiller au contrôle de la région, avant que les troupes se retirent du pays. À la tête des hommes, un capitaine. Autoritaire, décidé, nerveux, il mène sa troupe avec poigne. À l’horizon des montagnes voisines, il a placé deux postes de surveillance. Un village est proche, soumis aux décisions et aux zones délimitées par les militaires étrangers. Les Talibans peuvent surgir de la nature qu’ils connaissent comme leur poche. Dans ce climat tendu et ce paysage aride, l’attente se fait sentir. Soudain, l’inattendu. Des hommes disparaissent.
Pour son premier long-métrage, Clément Cogitore n’a pas choisi la facilité. Un récit choral à l’étranger, un décor reculé et sec, un périmètre ramassé, une intrigue serrée, un suspense impalpable. L’idée était de mettre en scène l’invisible, l’irrationnel, le mystérieux, sans gros effets. Ni le ciel ni la terre est produit par une société modeste, reconnue, saluée dans le court-métrage (Kazak Productions), et lancée depuis quelques films dans le long de réalisateurs « maison » (Jimmy Rivière de Teddy Lussi-Modeste, Tristesse Club de Vincent Mariette, Mercuriales de Virgil Vernier). L’enjeu est donc fort, à l’image de la créativité de ses auteurs. Tout comme de la portée humaine et spirituelle de son récit.
Car cette aventure joue avec les limites de la raison et de l’acceptation. Que croire ? Jusqu’où croire ? À quoi se raccrocher quand les questions ne trouvent pas d’explications ? Le cinéaste joue avec la croyance, du religieux au métaphysique. Les êtres vivants sont renvoyés dos à dos, face à l’inexplicable. Le défi est réussi, car sa caméra capte en contrepoint une incarnation terrienne et intense. Les corps sont bien là. Arc-boutés aux certitudes qui les rassurent et plantés dans la terre brûlante et poussiéreuse du Wakhan. Les hommes travaillent, s’entraînent et creusent. Le sol comme leur âme, brutalement mise à mal. L’œil de Cogitore dévoile avec précision les enjeux de chaque plan, le long du fil rouge de son intrigue.
Aguerri au cinéma expérimental, aux travaux vidéo, aux installations et à la photographie, il mêle le jour à la nuit, la lumière naturelle à la caméra thermique et aux viseurs infrarouges, au service de son action, avec une maîtrise captivante. Son bataillon d’acteurs a aussi été constitué avec flair, autour du toujours excellent et une nouvelle fois saisissant Jérémie Renier. La tension qu’il dégage se nourrit de l’investissement de ses partenaires, des nerveux (Kévin Azaïs, Swann Arlaud, Clément Bresson) au « muet » (Finnegan Oldfield) et aux négociateurs (Sâm Mirhosseini, Marc Robert). Ces gaillards, unis à la terre, à la pierre, au métal, à l’animal et à l’Autre, sont le cœur combattant de ce film épatant.