L’œuvre du maître égyptien resonne plus que jamais, en ces temps d’attente et d’espérance intense, quant aux retrouvailles avec le grand écran, et quant à la considération de l’être humain envers ses pairs. Quelques-uns de ses plus beaux films sont actuellement accessibles sur les toiles plus petites. L’occasion de se laver les yeux et l’âme, et de rejoindre sa vision unique.
Au milieu du flot d’images fournies par les innombrables écrans, nourris de nombreuses productions toutes fraîches, brillent des œuvres intemporelles. C’est le cas des longs-métrages de Youssef Chahine. La plateforme Netflix en propose sept depuis quelques semaines, et la Cinetek, deux, dont un en commun, son grand classique Gare centrale, en lice pour l’Ours d’or berlinois en 1958. De Ciel d’enfer (1954) au Destin (1997), tout un pan de sa filmographie donc, représenté par ces huit opus engagés. Le réalisateur est toujours percutant par la frontalité de son regard. Constat social, politique, religieux, le bilan est souvent menaçant et handicapant pour l’épanouissement, tant individuel que collectif. Les luttes quotidiennes dominent au sein de chaque communauté, de chaque groupe, de chaque famille.
De la chronique réaliste (Ciel d’enfer, Les Eaux noires, Gare centrale, La Terre) à la fresque historique (Saladin, Le Destin), jusqu’au mélange des genres populaires, de la comédie musicale au récit initiatique (Le Retour de l’enfant prodigue, Alexandrie pourquoi ?), les héros et héroïnes s’enthousiasment et trinquent, entre euphorie et frustration. Les êtres rêves, mais voient leurs idéaux facilement brisés. La dure réalité de l’exploitation humaine fait rage, à commencer par les plus pauvres, les paysans, dockers, ouvriers, et, même pour les plus éduqués, promis à un avenir plus chanceux. L’ailleurs tant espéré (Paris ou Hollywood) peut être semé de revers et d’empêchements. Ce qui n’efface jamais l’énergie, et heureusement, parfois, la réussite. Celles de la jeunesse, de la conviction, du sentiment puissant, de la culture et de la transmission. Amour, amitié, fidélité aux valeurs et à la mémoire tiennent la dragée haute face à la perfidie, à la trahison, à l’ignominie, à l’anéantissement.
La caméra de Chahine se fait vivace. Elle scrute les tremblements des visages comme les horizons imposants, les logements de fortune comme les ports grouillants, les champs dévastés comme les plaines de combat, les wagons surpeuplés comme les palmeraies impériales, les couloirs de prisons comme les salles de théâtre. Cadres et mouvements précis, noir et blanc incisif (Ciel d’enfer, Les Eaux noires, Gare centrale), couleurs chatoyantes (Saladin, La Terre, Le Retour de l’enfant prodigue, Alexandrie… pourquoi ?, Le Destin), tout l’art du cinéaste sert ses sujets intenses, et souvent graves. Intimes ou spectaculaires, ils vibrent et font vibrer. C’est là toute la force du témoignage universel et atemporel. Tellement bienvenue, dans ce règne du sans contact et du repli sur soi vers lequel la distanciation sociale et les obscurantismes divers voudraient faire plier le monde. Yallah Youssef !