Quand la mélancolie nous guette...

Autour de Family Romance LLC, grand "petit film" de Werner Herzog

Un film d’utilité publique à découvrir au cinéma, avec des gens autour de soi, le 19 août 2020. 

Avec Family Romance LLCWerner Herzog signe une fiction nourrie d’éléments documentaires. Il nous embarque au Japon où existent des sociétés de location d’amis ou de proches pour contrer la solitude ou donner corps à un absent. Ce film fait valser la vérité et le mensonge, et nous interroge : ne sommes-nous pas en marche vers un monde gagné par la mélancolie ? 

L’air de rien, Family Romance LLC est un film tellement riche qu’il nous a semblé judicieux de vous le présenter sous différents éclairages, en commençant par le commentaire synthétique d’un ingénieur du son pour le grand et le petit écran, Philippe Richard  (La Journée de la jupe, Cherchez Hortense, Une famille à louerJ’aimerais qu’il reste quelque chose) au regard duquel nous avons soumis le film. Pourquoi un ingénieur du son ? Parce que Family Romance LLC pourrait se suivre les yeux fermés ou mi-clos. Tentez l’expérience un instant et soyez attentifs à la justesse des voix : elles disent toutes quelque chose de la sincérité vraie ou relative des personnages, de cette ligne de crête où se situe ce film à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, la véritable et le factice…

Autre argument favorable à une écoute en valeur absolue, à l’abri de la lumière de nos écrans : Werner Herzog a conçu ce film en forme de cri d’alerte qui ne dit pas son nom. Dans les années 1980, il s’est exprimé publiquement sur les dangers que représente l’usage intensif des nouvelles télécommunications. Ce visionnaire a vu juste ; mais il est encore temps de redresser la barre avant que l’Humanité dans son entier perde le sens du contact vrai. 

BANDE À PART soutient avec ardeur ce film modeste, réalisé en deux semaines de tournage seulement au Japon, à l’heure où les cerisiers sont en fleurs, et à la hussarde. Un « petit » Herzog ? Plutôt un de ses films les plus puissants et nécessaires.

Synopsis du film :

 

Perdu dans la foule de Tokyo, un homme a rendez-vous avec Mahiro, sa fille de douze ans qu’il n’a pas vue depuis des années. La rencontre est d’abord froide, mais ils promettent de se retrouver. Ce que Mahiro ne sait pas, c’est que son “ père ” est en réalité un acteur de la société Family Romance, engagé par sa mère.

 

L’avis de Philippe Richard, ingénieur du son pour le cinéma :

 

« Ce qui m’a séduit dans Family Romance LLC ? L’intelligence de filmer le mensonge avec une esthétique de documentaire, de confronter le spectateur aux personnages à une distance si proche et naturelle, puis d’osciller vers une esthétique de cinéma dont on se demande si elle n’est juste pas à hommage humble à la beauté cruelle du Japon. J’avais eu un regard similaire sur ce pays après y avoir brièvement séjourné. La culture, des codes très forts qui semblent emprisonner les gens, la fascination du factice, le cosplay, les héros de manga, l’irrationnalité et les mythes transposés dans un monde digitalisé. Mais Herzog le transforme en pur cinéma avec un regard si humble qu’il fait voyager l’âme. »

 

La critique de Pierre Charpilloz parue pendant le Festival de Cannes 2019, où Family Romance LLC était présenté en séance spéciale. 

 

Le regard d’Anne-Claire Cieutat, à écouter en reposant vos yeux :

 

Family Romance LLC vu sous l’angle psychanalytique par Hava Sarfati 

 

Dystopie sur les relations familiales, sur fond de société japonaise… Le changement de décor est pour quelque chose dans la façon dont cette histoire nous touche et nous interpelle, car il remet sur le travail l’incidence culturelle sur nos rôles les plus intimes comme le fait d’être parent. L’inconscient de la population japonaise est-il structuré comme le nôtre ? Le complexe d’Œdipe est-il universel comme l’avait prétendu Freud ? Le réel, le symbolique et l’imaginaire fonctionnent-ils de la même façon en Occident et en Extrême-Orient ? Pouvons-nous rendre compte de notre rapport à la réalité avec des représentations sociales et familiales si différentes ?

Werner Herzog a choisi d’explorer notre rapport au réel à travers la mise en place de relations familiales « commandées », qui enferment ceux qui les vivent pour en faire les objets de représentations imaginaires. Dans un mélange de Truman Show (1998), de Black Mirror, ou encore de Her (2013), les employés de l’entreprise Family Romance LLC vivent « sous légende » au gré de la demande des clients. Le conditionnement de nos relations aux dictats sociaux de la représentation nous a transformés en robots, Herzog nous met tous potentiellement en scène jouant des rôles de façon intéressée et désincarnée.

Mais le propos de Family Romance va plus loin que ces dénonciations somme toute assez classiques. Il profite de la mise en place d’une dystopie (du point de vue occidental) aussi froide qu’efficace pour faire parler nos inconscients. Et si à l’heure de l’adolescence, nos parents (et réciproquement nos enfants) nous apparaissaient subitement comme des étrangers envers lesquels la relation était toute à construire ? Et s’il fallait à chaque étape adopter – et donc, en un certain sens, séduire – nos proches de façon différente ? Que reste-t-il du complexe d’Œdipe à 14 ans ? Quelle est la place d’un père à l’heure où sa fille se marie ? Ne devient-il pas subitement celui qui nous apparaît comme survenu de nulle part, jouant un rôle qu’il doit apprendre de toute pièce pour trouver la place qui est désormais la sienne ?

Et si nos postures n’étaient que des jeux de rôles ? Le père réel existe-t-il ? Et si celui que nous sommes prêts à aimer n’avait pas besoin d’être notre vrai père ? Dans Tel père, tel fils (2103), Kore-eda avait été au bout de cette interrogation troublante. Quant à Herzog, il postule qu’il n’y a que cet homme qui prend sa place avec des paroles de père et qui fait autorité pour jouer ce rôle. Le message est radical, mais sa façon de le mettre en scène est plus forte encore. C’est avant tout par l’originalité de son expression qu’il excelle à dire ce qui dérange. Par ce scénario grinçant et déroutant, il énonce ce que seul le cinéma peut nous faire entendre. Paradoxalement, il semblerait qu’il incombe désormais au septième art de rendre visibles les frontières qui séparent la réalité de la fiction…