Louise Courvoisier filme son Jura natal pour nous conter une épopée agricole dotée d’un charme fou. Vingt Dieux est un triple récit de première fois, pour sa réalisatrice, ses comédiens et son personnage principal. Moderne et rustique, local et universel, elle réussit son affinage avec brio.
Totone, dix-huit ans, est du genre à pouvoir monter sur une table et enlever son pantalon lors d’une fête de village. Il mène une vie insouciante et frivole, bientôt rattrapée par un événement qui va accélérer son autonomie, ou plutôt sa maturation. Un lexique fromager se prêtant particulièrement à la nouvelle activité qu’il entreprend, puisque Totone se met en tête de gagner le concours du meilleur comté de la région. À la clé, la coquette somme de trente mille euros, qui l’aidera à subvenir à ses besoins et à ceux de sa petite sœur de sept ans. Vingt dieux est un film de bande, celle qui se forme autour de cette fratrie, complétée par les deux meilleurs amis du personnage, Francis et Jean-Yves. Tout le monde met la main à la pâte et cette production de comté, ce « truc de vieux », comme l’annonce une fromagère croisée dans le film, est ici menée par une jeunesse qui a soif d’apprendre. Chaque étape de fabrication est un événement qui soude le groupe. Tous s’entraident, jusqu’à sacrifier leurs biens les plus précieux pour faire avancer l’équipe. Dans cette famille choisie, l’amour est bien présent, mais s’exprime par les gestes et les attentions plutôt que par les mots. D’ailleurs, quand Francis annonce à Totone qu’il veut bien être une oreille pour accueillir ses souffrances, celui-ci répond par un simple « pas de souci ». Sa voix fébrile vient trancher l’épaisse croûte de pudeur pour laisser entrevoir un désespoir bien plus intérieur.
Louise Courvoisier suit ce groupe en l’inscrivant dans le paysage jurassien. Certaines scènes, comme l’explication de la fabrication du fromage ou le concours de dressage de vaches, sont des incursions documentaires renforçant l’ancrage territorial de la fiction. La réalisatrice est bien chez elle, en famille jusque derrière la caméra, puisque le générique affiche un certain nombre de Courvoisier, à la bande-son, au repérage ou à la construction des décors du film. Pour trouver les visages de Vingt Dieux, l’équipe a fait un minutieux travail de casting dans la région. Les comédiens amateurs impressionnent par leur prestation individuelle, d’une justesse épatante, mais aussi par les liens profonds qui existent entre eux. Au-delà du Totone déterminé que campe Clément Faveau, les personnages secondaires existent tous, et le film prend le temps de développer les spécificités de chacun, de l’empathie profonde de la jeune sœur (Luna Garret) à la maladresse de Francis (Dimitry Baudry), sans oublier l’aplomb de Jean-Yves (Mathis Bernard).
Vingt Dieux s’enrichit d’un autre personnage, Marie-Lise, une jeune productrice de lait qui partage avec Totone la même retenue émotionnelle. Maïwène Barthelemy incarne cet alter ego féminin, dont l’économie de mots et la franchise sans enrobage déstabilisent l’apprenti fromager. À l’attirance réciproque naissante s’ajoute aussi un intérêt économique (son lait est nécessaire pour la fabrication du comté), créant ainsi une relation double et bien plus complexe qu’un simple flirt. En filmant ce couple, la réalisatrice opère un léger décentrement de son récit. Lors de ces moments d’intimité, Totone n’est plus le personnage principal de cette histoire, désormais pilotée par le désir de Marie-Lise. L’air de rien, Vingt Dieux développe une autre manière d’écrire les relations amoureuses, profonde et en résonance avec les enjeux féministes actuels, sans jamais manquer d’humour pour servir ce propos. Une variation de registre à l’image du film, où l’on passe du rire aux larmes tout en naviguant constamment entre l’intime et le collectif. Aussi riche que délicat, Vingt Dieux a assurément du caractère.
Léo Ortuno