Vincenta B. est troisième long-métrage de Carlos Lechuga, réalisateur cubain de quarante ans. Il narre le trajet d’une femme, voyante à Cuba, qui perd pied quand son fils la quitte. Un film rare et intrigant.
Une main d’ébène allume une bougie près d’une statue de Vierge à l’enfant, tandis que la voix d’une femme murmure une prière : « Vierge de la Charité del Cobre, Patronne de Cuba, ma mère, intercède pour mon fils Carlitos. Délivre-le du mauvais œil, des mauvaises langues, des mauvaises fréquentations, des opinions. » Dotée cette fois d’un énorme cigare typique de La Havane, la main dépose sur une table nappée de dentelle un verre d’eau au milieu d’autres. Dans celui au centre baigne un petit crucifix de fortune, symbole d’un rituel étrange. L’instant d’après prolonge cet aspect solennel : la main sans visage tient un jeu de cartes en équilibre sur un verre. Face à elle, deux autres mains d’une femme blanche, fébriles et dans l’attente, sont soumises au commandement. Puis les mains noires entrent en action dans un ballet savant et la lecture des cartes de tarot à sa cliente. C’est le moment choisi par le réalisateur Carlos Lechuga pour lever enfin le nez de sa caméra et nous présenter la « santera », la voyante (Linnett Hernàndez Valdès). Impériale, impénétrable, Vincenta B. est impressionnante, entre deux âges, concentrée, s’activant avec célérité à prédire l’avenir.
La séquence suivante s’inscrit en contrepoint : Vincenta se repose, partageant son hamac avec Carlitos, son fils de vingt ans, qui lui prodigue des conseils d’utilisation de l’application Whatsapp sur son portable. Il faudra nécessairement l’utiliser, puisque Carlitos part déployer ses ailes à l’étranger. Le film décrit avec une extrême délicatesse ce drame du départ, auquel assiste impuissante Vincenta. Elle vacille face à cet enfant qui va disparaître de son quotidien, tandis que lui, en toute innocence, est tout à la joie et à l’excitation des derniers préparatifs qu’il a attendus si longtemps. Et puis, Carlitos n’est plus là. Vincenta subit l’absence et le silence. Mais plus encore, elle connaît les symptômes d’un dérèglement, elle est incapable de travailler, car son don pour la voyance paraît s’être évanoui…
Carlos Lechuga ne cache rien de ses ambitions prioritaires pour ce film. Vincenta B. est avant tout l’occasion de raconter l’histoire d’une femme en perte de repères, plongeant dans une crise existentielle, quelque chose de peu traité s’agissant d’un personnage de couleur. Autant lui donner raison car de mémoire de cinéphile, quel rôle pourrait-on évoquer ? Celui de Brenda incarnée par CCH Pounder dans Bagdad Café de Percy Adlon ? Ou bien Halle Berry dans À L’Ombre de la haine de Marc Forster pour lequel elle reste toujours, vingt plus tard, la première et unique actrice noire ayant remporté l’Oscar de la meilleur actrice ?
La réalité de Cuba, connaissant comme beaucoup d’autres territoires pauvres, l’hémorragie d’exils des populations jeunes vers des contrées plus prometteuses, correspond à la tragédie intime de Vincenta, une séparation des corps et la dislocation de sa famille. Vincenta B. est dès lors un emblème de solitude déstabilisante : son fils s’envole et une partie d’elle s’évapore.
Dans la continuité du récit, Vincenta mène en conséquence un combat pour se retrouver elle-même. Une rencontre fortuite avec une jeune fille perdue cristallise ses efforts s’apparentant autant à un périple géographique, permettant au spectateur de découvrir la pluralité des décors de La Havane somptueusement filmée, qu’une quête identitaire et mentale, à la croisée des croyances, des mythes du passé et des réalités sociales les plus abruptes du pays. Carlos Lechuga parvient ainsi à entrelacer plusieurs considérations très fortes, une vision féministe et politique sur l’inégalité des chances parvenant jusqu’aux fondements de la culture de son pays emplie de mythes et de mystères mêlés à des sentiments universels. Vincenta B. porte ainsi un regard unique et singulier au cœur de l’humain.
Olivier Bombarda