Pour son vingtième film, Guédiguian rassemble sa troupe, ses thèmes et filme, en hiver, dans une calanque idéale, une histoire de rêve d’hier, solidaire et généreux, qui, avec le monde défait et des réfugiés échoués, se réinvente aujourd’hui.
Un vieillard en bleu de chauffe contemple de son balcon les cabanons, les bateaux amarrés et le port de la calanque, la mer qui scintille à perte de vue. « Tant pis ! », dit-il en écrasant sa cigarette et en s’écroulant dans son fauteuil. Une femme mûre en manteau chic descend d’un taxi sur le port, son visage fermé contemple la vue magnifique. C’est Angèle, revenue « parce que le notaire a dit qu’il le fallait », qui n’a pas remis les pieds dans cet endroit depuis vingt ans, et qui, au chevet de Maurice, leur père mourant, retrouve ses deux frères Armand et Joseph.
« C’est affreux, tous ces bons souvenirs ! », dira Joseph un peu plus tard. Oui, car ils ont été heureux dans cette calanque désormais déserte, qui autrefois bruissait de monde, de chaleur et de joie. « Qu’est-ce qui a changé ? », demande Angèle à Martin et Suzanne, les vieux amis de Maurice qui ont construit avec lui cette villa et chéri « ce trésor » qu’était la calanque, où tout le monde partageait tout, la beauté de ce monde, les Noëls, les poissons et vivait en harmonie. Qu’est-ce qui a changé ? « Nous ? » propose Suzanne, et c’est vrai que le temps a passé sur eux tous. « L’argent, la caillasse… », renchérit Martin, inconsolable de voir que les héritiers des propriétaires de son cabanon ont augmenté son loyer malgré la promesse faite par leurs parents, et que la plupart des cabanons sont vendus ou loués à des touristes.
Pour son vingtième film depuis Dernier Été, cosigné en 1980 avec Frank Le Witta, Robert Guédiguian retrouve sa troupe et ses thèmes, un monde ouvrier et solidaire disparu, le souvenir de ce monde qui semble sur le point de disparaître avec les anciens qui le portaient comme un étendard. Il filme avec amour ce lieu magique, sa lumière hivernale, ses paisibles promesses, le village, le pont qui relie Marseille aux calanques et où passent des trains, la colline peuplée de petits lapins, et cette mer qui ouvre sur tous les horizons, mais permet aussi l’incursion de riches acheteurs qui viennent par bateau contempler « le potentiel » du lieu, et l’arrivée de réfugiés venus d’un ailleurs à fuir et dont l’embarcation s’est échouée non loin de là. Il met en place des personnages, forts et beaux, à la fois emblématiques et tellement humains.
Quatre générations sont ici représentées, au centre desquelles Angèle, Joseph et Armand. Les deux premiers sont partis, elle pour être actrice, lui pour colporter la révolution ; le troisième est resté pour reprendre le restaurant ouvrier « Le Mange-tout ». Chacun à sa façon a tenté de faire perdurer les idées du patriarche. Mais chacun a vu ses rêves mutilés : par le destin (Angèle a perdu sa fille unique), le capitalisme et la mondialisation (Joseph a été licencié du jour au lendemain), la désertification (Armand n’a plus guère de clients que les touristes, l’été). Joseph, désormais retraité, partage la vie de Bérangère, « sa trop jeune fiancée », qui travaille dans la communication et semble lasse de sa déprime. Elle se rapproche d’Yvan, le fils de Martin et Suzanne qui ouvre des pharmacies un peu partout et « parle comme un patron », selon son père. Et puis, il y a Benjamin, un jeune pêcheur qui vit dans la calanque, et qui, amoureux du théâtre depuis qu’adolescent il a vu Angèle dans La Bonne Âme du Se-Tchouan, apprend par cœur les beaux textes et anime des ateliers à Marseille.
La dernière génération est celle de trois enfants, une fille et deux garçons, comme en écho aux trois autres trios. Ces trois petits, découverts dans la colline, qui ne parlent pas un mot de français, sont recueillis et cachés des militaires en patrouille, par cette petite communauté qui se rassemble et se resserre autour d’eux.
Tous les acteurs sont exceptionnels. Geneviève Mnich, nouvelle venue dans l’univers du réalisateur semble y avoir navigué de toute éternité ; elle forme avec Jacques Boudet, figure d’ancien immuable que l’on connaît et reconnaît, un couple délicieux. Anaïs Demoustier, Yann Trégouët et Robinson Stévenin, désormais des habitués, sont ici différents, et remarquables. Et on ne dira jamais assez la cohérence du trio formé par Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin et Gérard Meylan, qui se réinventent en fratrie, trouvent des nuances et des couleurs nouvelles et défendent haut et fort les valeurs qu’ils partagent avec leur metteur en scène depuis si longtemps.
Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, puisant aux sources de l’œuvre précédente (À la vie, à la mort !, Marius et Jeannette, Les Neiges du Kilimandjaro), et offrant même en un flash-back bouleversant une scène de Ki lo sa ? (1985), où l’on revoit, plus de trente ans en arrière, la calanque telle qu’elle fut, et Angèle, Armand et Joseph en jeunes gens joyeux et insouciants, ce film est une merveille absolue, entre conte et constat. L’inventaire nostalgique d’une perte irréparable, mais aussi l’observation minutieuse du monde d’aujourd’hui, de ses possibles et de ses nécessités. Car, s’il n’est plus question de le refaire, ce monde, tout est à portée de main et de cœur pour l’empêcher de se défaire. L’espoir qui sous-tend La Villa nous porte et nous emporte.