Dans les années 1950 à Rio, deux sœurs se perdent, mais maintiennent un lien invisible pour rester debout, malgré les rêves qui s’éloignent. Entre telenovela et mélo de la plus belle eau, et sur plusieurs décennies : une réussite absolue.
Dès le prologue qui voit deux sœurs se perdre dans une forêt tropicale luxuriante, criant chacune le nom de l’autre à s’en briser la voix, on sait que le destin d’Euridice et Guida est d’être séparées.
Nous sommes à Rio dans les années 1950. La première joue divinement du piano et souhaite passer le concours du Conservatoire de Vienne, la seconde s’est prise de passion pour un marin grec et fait le mur, couverte par sa cadette. Mais à l’heure dite, l’aînée n’est pas à la porte du jardin, Euridice ne trouve qu’une boucle d’oreille perdue. Les parents, une mère taiseuse et un père boulanger à la poigne de fer, recevront quelque temps plus tard une lettre de Guida leur disant qu’elle va bien, qu’elle a suivi dans son pays son merveilleux époux, et qu’elle reviendra. Comprenant que Guida leur a échappé, le père empêche Euridice de poursuivre son rêve de concertiste et arrange son mariage avec Antenor. Lorsque Guida reviendra, sans son marin, mais le ventre très arrondi, son père la jettera dehors, non sans lui avoir menti sur le sort d’Euridice qu’il dit partie pour Vienne.
Commencent alors les vies parallèles des deux sœurs, qui se parlent constamment par lettres interposées. On en entend les mots mélancoliques et passionnés en voix off, mais aucune ne parvient à sa destinataire. Sans le savoir, les deux sœurs habitent à Rio dans des quartiers différents et avancent comme elles peuvent dans leur vie. Euridice devient épouse et mère, sous la coupe d’un mari qui, bien que gentil, est la copie conforme de son père ; recueillie par une prostituée, Guida élève son fils dans une ambiance précaire, mais chaleureuse.
Révélé en 2002 par son formidable premier long-métrage, Madame Sata, Karim Aïnouz, après plusieurs documentaires, signe sa sixième fiction ; il adapte le roman populaire de Martha Batalha (traduit en France chez Denoël sous le titre Les Mille Talents d’Euridice Gusmāo), mélange de mélodrame assumé, de telenovela haletante. Il suit le parcours de ces deux femmes, reliées par un fil invisible, portant chacune une boucle d’oreille témoin de leur séparation, et tentant vaille que vaille de se tenir debout, dans une société patriarcale, où être artiste ou fille mère ne va pas de soi. Elles s’efforcent de ne pas céder au désespoir ni au chagrin, en se réconfortant au sort enviable dont chacune croit que l’autre jouit, quelque part dans un autre pays d’Europe.
Filmé dans des couleurs chatoyantes (Hélène Louvart signe la photographie, remarquable) avec des cadres dans le cadre qui alternent entre étouffement et lumière, baigné de sons urbains omniprésents et d’une musique à la fois symbole de délivrance et d’enfermement, La Vie Invisible d’Euridice Gusmāo est une réussite absolue. Il a reçu en mai 2019 le Prix Un Certain Regard au Festival de Cannes.
Parfois cru (les scènes de sexe, monnaie d’échange entre les femmes et les hommes), souvent romanesque (l’amour palpable qui nourrit les deux sœurs ; les liens profonds, même s’ils ne sont pas de sang, entre Guida et son amie), le film se déploie sans faiblir tout au long de ses cent quarante minutes et quelque cinquante années, prend son temps ou saute soudain d’une décennie à l’autre. Il se paie même le luxe d’une rencontre manquée dans un restaurant, où la fille d’Euridice et le fils de Guida se croisent sans savoir qu’ils sont cousins et où cette dernière, ayant reconnu son vieux père installé à une table, fuit sans s’apercevoir que sa cadette adorée est là, tout près. La ville de Rio, si multiple et changeante qu’on peut ne jamais s’y retrouver, est un personnage à part entière. Et l’on suit sans jamais les lâcher ses deux héroïnes (sublimes Julia Stockler et Carol Duarte), femmes fortes et résilientes, qui composent avec la réalité et gardent la tête hors de l’eau.