L’écrivaine Christine Angot part en quête d’un dialogue avec celles et ceux qui l’ont vue grandir, évoluer, de près ou de loin, en taisant des décennies durant l’inceste dont elle fut victime. Son documentaire Une famille est un film de guerre intime, à portée collective, d’une grande force émotionnelle.
C’est un geste qui n’a l’air de rien et qui, pourtant, requiert un élan et un courage énormes : le doigt d’une femme fébrile qui appuie sur le bouton d’une sonnette dans l’espoir qu’on lui ouvre la porte. Cette porte est celle de sa belle-mère, la seconde épouse de son père, son violeur, restée close trop longtemps. Ce jour-là, à la faveur d’une tournée littéraire à Strasbourg, où cette femme réside, Christine Angot, escortée par sa cheffe-opératrice Caroline Champetier, est allée la confronter. Il lui faut forcer le passage pour entrer dans cet appartement cossu de la périphérie strasbourgeoise et obtenir un temps d’échange avec celle qui a aimé son père, eu deux enfants avec lui et n’a jamais répondu à ses sollicitations, même après le décès de son mari, en 1999, des suites de la maladie d’Alzheimer. Port altier, voix racée à l’accent germanique, cette femme reçoit la visite inopinée de sa belle-fille comme une agression – Bist du verrückt ?! (Es-tu folle ?!), lui dit-elle, alors que Christine Angot entre en haussant la voix, accompagnée de son équipe légère. C’est une scène d’une violence qui coupe le souffle, non pas parce que l’écrivaine contraint son interlocutrice à dialoguer avec elle, mais par la résistance que celle-ci lui oppose dans un cadre esthétique, calme et ordonné. Le contraste est saisissant entre l’harmonie visuelle du décor – la propriétaire des lieux s’inscrit parfaitement dans son élégant intérieur, mariant sa tenue aux couleurs de son canapé et du tableau derrière elle – et la cacophonie de cet échange verbal, où se raconte l’impossibilité d’une reconnaissance des faits et d’une demande de pardon. L’impensable du crime commis sur cette jeune fille de 13 ans, puis réitéré des années durant, s’est transformé en innommable, en indicible, en déni profond. Et lorsque Christine Angot quitte les lieux, on reste ébranlé par ce qui vient d’être dit, ou plutôt informulé.
Au début de cette séquence, alors que la tension dramatique atteint un pic, une archive vidéo s’invite au montage – les images d’aujourd’hui et celles d’autrefois étant tissées les unes aux autres tout au long du film. Christine Angot, visage juvénile, répond à une question de son mari de l’époque, Claude : – Pourquoi t’es plus consciente, là ? – Parce que j’ai deux regards en même temps. La caméra s’inscrit ainsi comme double regard, témoin d’une situation : c’est une précieuse alliée. Tout au long du film, ce statut donne la force à l’écrivaine de poursuivre sa démarche, d’aller confronter sa mère, son ex-mari, et de leur demander pourquoi ils n’ont pas pu s’interposer, lui porter secours et mettre fin à son supplice. « Essaye de me voir un instant ! », demande, mêlant injonction et prière, Christine Angot à sa mère, qui affronte avec courage et dignité, elle aussi, la caméra et le regard de sa fille.
Une famille raconte la solitude abyssale à laquelle l’auteure de L’Inceste ou Pourquoi le Brésil ? est confrontée depuis son adolescence. Le cinéma vient emboîter le pas de l’écriture pour mettre la lumière sur des zones d’ombre impossibles à tolérer et donner à cette voix plus de portée encore. Une voix qui, longtemps, fut raillée, et le film exhume un épisode télévisuel révoltant, sur le plateau de Thierry Ardisson, où la vulgarité, l’irrespect et l’inconséquence faisaient rage dans les années 1990.
Au terme de ce court, mais très intense récit d’une heure et vingt et une minutes, une belle séquence rassemble Christine Angot et sa fille Léonore. La scène est tournée en bord de mer, sous une lumière estivale. La grammaire cinématographique change : plus de champ-contrechamp, mais un seul et même cadre qui rassemble. Entre la mère et la fille, la parole circule. L’une regarde l’autre. Et la fille exprime la douleur dont elle se sent porteuse et la colère qu’elle éprouve envers celui qui s’est autorisé l’irréparable. Car Léonore parvient à entendre la souffrance de sa mère. C’est une chose de parler ou d’écrire. C’en est une autre d’être vraiment entendu.
Anne-Claire Cieutat