Premier documentaire de cinéma de David Dufresne, après plusieurs œuvres de télévision, Un pays qui se tient sage offre une passionnante réflexion sur la police à l’époque des Gilets jaunes.
Par endroits, Un pays qui se tient sage apparaît comme un film historique. Le retour analytique sur une histoire récente, vieille de quelques mois à peine, bien présente encore. Une histoire de la violence policière à l’époque des Gilets jaunes et des dernières semaines de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. On y aperçoit les personnages marquants de cette époque : Emmanuel Macron, Didier Lallement ou Alexandre Benalla ; mais aussi les journalistes Gaspard Glantz ou Taha Bouhafs (qui participent au documentaire). Si l’histoire du mouvement des Gilets jaunes était une chronique révolutionnaire, elle aurait eu ses personnages, son Louis XVI, son Marat ou son Robespierre. Mais la révolution n’est pas le sujet de David Dufresne. Son film prouve d’ailleurs, au travers de passionnantes analyses, que tout cela ressemble davantage a une manifestation ordinaire qu’à une révolution, au sens d’une prise de la Bastille, d’une envie de renverser totalement le pouvoir, de décapiter les puissants – au-delà de quelques actions symboliques et désordonnées. Ce qu’analysent surtout les protagonistes du film de David Dufresne, sociologues, historiens, policiers ou citoyens, acteurs des événements ou simples observateurs, c’est la brutalité de la répression policière. Rendant le mouvement des Gilets jaunes plus ordinaire, et non pas révolutionnaire, Un pays qui se tient sage démontre aussi que cette brutalité policière n’est pas une réponse exceptionnelle, mais une nouvelle définition de la violence légitime, qui tend, en France, à s’imposer. Mais qu’est-ce qu’une violence légitime ? De quel ordre la police est-elle la garante, et à quels ordres répond-elle ?
Bien loin d’un documentaire populiste ou énervé d’un François Ruffin, Un pays qui se tient sage est un outil précieux pour comprendre la violence – physique, mais aussi symbolique – du monde contemporain. Et comme outil d’observation du monde moderne, David Dufresne utilise les milliers d’images de smartphone ou de GoPro, mais aussi des extraits d’émissions télévisées, qui illustrent ces manifestations. Certaines sont fameuses : les événements de la Place de la Contrescarpe à l’origine de l’affaire Benalla, la classe « qui se tient sage », maintenue genoux au sol et mains derrière la tête par des CRS dans une école de banlieue parisienne, les manifestants matraqués au sol dans un Burger King de la place de L’Étoile. Ces images, on les a tous vues le long d’un flux Twitter, de stories Instagram, de lives Facebook ou sur les chaînes d’info en continu. Elles ont été l’illustration quotidienne du mouvement des Gilets jaunes au moment même où il s’opérait. Mais on les avait presque oubliées. Une actualité chasse l’autre et il s’en est passé des choses, depuis. Or, Dufresne nous les redonne à voir, en essayant d’aller au-delà de ce qu’elles décrivent (des violences policières, essentiellement), pour analyser plutôt ce qu’elles racontent (comment s’exerce cette violence). Pour ce faire, le réalisateur a l’idée brillante de projeter ces images sur grand écran. Pour le spectateur, bien sûr, puisque c’est son premier film « de cinéma », mais pour les protagonistes également. Et là, les images changent de registre. Elles, que l’on regardait sur un écran de smartphone ou au beau milieu d’une timeline Facebook, sont maintenant projetées, plus grandes que les protagonistes qui les regardent et les commentent. Ce faisant, revues avec le recul et au calme d’une salle de projection, tout entier consacré à elles, elles ne sont plus images d’actualités choquantes, mais éléments d’étude, par ce qu’elles montrent de l’organisation de la police et des manifestants ou par ce qu’un discours présidentiel cache (dans un extrait de la rencontre télévisée entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine au Fort de Brégançon, notamment), et par la récurrence des violences filmées dans des images amateurs. Tant par son récit que son dispositif, et bien loin d’un portrait manichéen anti-flics ou anti-casseurs, Un pays qui se tient sage pose, dans l’héritage de Max Weber, une question passionnante et nécessaire : qui détient le monopole de la violence ?