Arnaud Desplechin adapte Tromperie de Philip Roth, qu’il affectionne tant, et réalise un film vibrant d’une grande élégance, où comédiens et techniciens semblent en état d’allégresse.
Il y a, parfois, des miracles qui opèrent. L’adaptation de Tromperie de Philip Roth par Arnaud Desplechin, nous l’attendions, nous l’espérions depuis longtemps. Le cinéaste, à diverses reprises, s’est exprimé sur son attachement à l’œuvre de l’écrivain américain et dans un bonus du DVD de Rois et Reine, dirigeait Emmanuelle Devos, bouleversée et bouleversante, dans la scène finale de ce texte étonnant. Étonnant, car il s’affranchit de tout chapitrage et fait dialoguer un auteur avec plusieurs personnages de manière continue, provoquant chez le lecteur un état de transe légère. Le réel et la fiction s’y entremêlent au point que toute frontière, entre eux, s’abolit. Cette adaptation, à laquelle Arnaud Desplechin s’est déjà attelé sans succès par le passé, a fini par voir le jour, au beau milieu du confinement – avec l’aide de Julie Peyr, sa coscénariste. Comme si son orchestration subtile s’était organisée de façon souterraine pendant toutes ces années et avait trouvé la formule de son processus alchimique au sein d’une période jalonnée de contraintes.
Tout, dans Tromperie, exprime la jubilation. Dès la séquence d’ouverture, où le personnage de Léa Seydoux, dans une loge des Bouffes du Nord, ce théâtre de rêve, se présente en regardant la caméra et nous invite, sans le dire, à plonger dans cette ronde du désir entre un écrivain et les femmes de sa vie. La douceur de sa voix, la grâce de ses mouvements, son regard où se mêlent autant d’audace que de timidité, le raffinement de la lumière qui la nimbe, tout semble nous dire qu’il n’y a rien de plus beau au cinéma, pour celles et ceux qui le font, pour celles et ceux qui le regardent, que de jouer le jeu que propose un film et de nouer un pacte entre lui et nous, le temps de sa narration.
Tromperie est un film fervent, c’est-à-dire qu’il croit ferme dans les pouvoirs de la fiction, de la littérature, du cinéma, à nous tenir en vie. Sans création, point de désir, et inversement, semble-t-il nous susurrer à l’oreille. Ainsi, dans le Londres des années 1980, le « fétichiste des mots » qu’est l’écrivain Philip est-il dans un état d’écoute absolue des femmes et des hommes qui l’entourent. Et s’il s’inspire de leurs confidences pour nourrir son œuvre, il les invite dans le même temps à être pleinement vivants. Devant la caméra sensuelle d’Arnaud Desplechin et de son chef-opérateur Yorick Le Saux, qui se tient au plus près des visages et des corps, les acteurs, ces rois et reines, sont tous irradiants de désir. En particulier Denis Podalydès, incandescent, qui n’a jamais interprété un rôle aussi sexué au cinéma. Face à lui qui les regarde avec une intensité rare, Léa Seydoux, Emmanuelle Devos, Anouk Grinberg, Rebecca Marder, Madalina Constantin sont toutes émouvantes, belles, dignes ; sublimes. Arnaud Desplechin est le cinéaste qui donne sans doute le mieux à sentir ce que signifie l’état de présence au cinéma. La première séquence dans le bureau de Philip en dit long sur le sujet : son amante, les yeux fermés, lui décrit impeccablement le décor qui les entoure et raconte ainsi que leur couple clandestin vit pleinement chaque moment qui lui est offert.
Cet état de haute intensité qui habite les personnages est aussi celui qui parcourt le film d’un bout à l’autre. Comme si une joie chorale avait gagné celles et ceux qui l’avaient fabriqué au point de filtrer à travers chaque photogramme. Ces étincelles sont le propre des rencontres vraies. Entre ce texte et ce cinéaste, ce cinéaste et ses équipes artistiques et techniques, à ce moment précis de leurs existences croisées, quelque chose de nécessaire, de vital, s’est produit. On émet l’hypothèse que, pour pouvoir poursuivre son œuvre, où la vie et la fiction se fondent l’une dans l’autre depuis toujours, Arnaud Desplechin avait éprouvé la nécessité d’en passer par là. Dans ce film-étape, film majeur dans sa filmographie, il convie à son banquet festif des fantômes chéris : ses personnages d’autrefois, comme des cinéastes. On pense çà et là à Alain Resnais (dans la continuité d’un même dialogue dans deux décors différents), à Louis Malle (le très fluide Vanya, 42e rue n’est pas pour rien dans l’éclosion de ce tournage), à Patrice Chéreau (comment ne pas se remémorer Intimité et son couple londonien qui, lui, restait silencieux ?), à Ingmar Bergman et ses couples inoubliables… Le réalisateur de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) ou Un conte de Noël signe une œuvre tendre, vibrante et harmonieuse. Tromperie est un film tourné en eau vive, dont on ressort galvanisé.