Un accident causant la mort d’une femme se répercute dans la vie des familles vivant dans un même immeuble romain. Découpé en trois actes que cinq années séparent, le film ausculte les liens et les dégâts.
Une voiture percute une femme, manque d’en renverser une autre sur le point d’accoucher et s’emplâtre dans un mur en verre dépoli au rez-de-chaussée d’un petit immeuble cossu, où résident quatre familles, à Rome. Ces trois étages du titre vont ainsi se retrouver reliés par ce drame, dont l’auteur, ivre au moment des faits, est le fils d’un juge (interprété par Nanni Moretti) et d’une avocate (Margherita Buy). Sur la base de cet événement inaugural, le réalisateur de La Chambre du fils, qui adapte ici le roman de l’écrivain israélien Eshkol Nevo (Trois Étages, 2018), tisse les trajectoires de familles voisines, dont les pères brillent soit par leur absence, soit par leur puissance destructrice. Moretti opte pour une narration parfaitement structurée et cadencée, filme ses personnages à juste distance, sous une lumière teintée de mélancolie. Si ses acteurs sont tous impeccables, hélas, peu d’émotion ne jaillit de ce drame choral en mode mineur. C’est que Nanni Moretti s’interdit ici toute séduction et semble vouloir, à travers ce microcosme, dresser le portrait d’une société dont les liens – intergénérationnels ou interculturels – sont menacés. Quatre drames familiaux plus politiques qu’ils n’y paraissent, et dont on aurait aimé ressortir davantage remués.
Anne-Claire Cieutat
Désastreux retour que celui de Nanni Moretti. Sa chronique collective plonge en plein marasme narratif et formel. Sous couvert de couvrir un pan existentiel via quatre foyers voisins italiens et plusieurs chapitres temporels, le film lie un ennui profond à un regard puissamment vieillot. La platitude de la mise en scène, de la scénographie, du montage, cantonne les personnages dans un cheminement dramatique hyper fabriqué, en forme de véritable fourre-tout : un fils qui, ivre, renverse mortellement une femme et n’en a aucun remords ; ses parents travaillant dans la justice qui se séparent, avant que le père ne meure ; un couple âgé dont l’homme sénile, qui va bientôt mourir, est soupçonné par un père voisin d’attouchement sur sa fillette ; leur petite-fille nymphette qui drague le même voisin marié, qui va profiter d’elle, avant qu’elle ne l’attaque en justice (quelle caméra malaisante sur l’adolescente proie en petite culotte) ; un couple plus jeune dont le mari fuit le devoir familial et l’épouse esseulée va péter un câble ; le frère de celui-ci, qui drague sa belle-sœur et a détourné des millions, etc… La barque est pleine pour soi-disant raconter le monde et l’Italie de 2021. Dans des décors rivalisant d’une présence factice, les interprètes font ce qu’ils peuvent pour incarner des êtres fantoches et les enjeux improbables d’un mauvais soap opera. Avec, au final, l’évidence : Tre piani ne serait pas signé Nanni Moretti, il ne serait pas en compétition à Cannes.
Olivier Pélisson
Nanni Moretti n’a jamais été un grand optimiste, mais cette fois sa radiographie de la société italienne est plus désenchantée que jamais. La mélancolie a toujours imprégné ses films, mais au moins, la famille, le couple, même quand il y avait mort ou séparation, parvenait à subsister. Avec Tre piani, il adapte pour la première fois un roman, qui plus est non italien, et s’éloigne de sa matière habituelle pour mieux y revenir. Soit un accident qui propage sa malédiction comme un venin fatal dans les vies de quatre familles. La mort, la culpabilité, la justice, tous ces thèmes sont ceux du réalisateur du Caïman et de Palombella Rossa, mais ici, il n’y a pas du tout matière à rire. Plutôt le constat politique que la « cellule familiale » s’est refermée sur elle-même, est devenue imperméable à toutes les interactions extérieures : bien que vivant les uns à côté — ou au dessus — des autres, tous ces gens ne se connaissent pas plus qu’ils ne communiquent. Idées reçues, comportements tyranniques et surtout principes qui s’appliquent aux autres, mais pas à soi-même. Sur cette trame, Moretti tisse des scènes fluides et non spectaculaires (en dehors de celle, inaugurale, de l’accident), quotidiennes et dérangeantes. Il charge la gent masculine (et il en fait partie, en juge irascible), laisse le beau rôle aux femmes, et notamment à Margherita Buy, sa muse, qui se délivre ici peu à peu d’un carcan dont elle n’avait pas conscience. Que le film ne soit ni aimable, ni agréable est un fait. Mais ses qualités narratives sont réelles, et son empreinte est tenace. Que leur est-il arrivé pour qu’à ce point la vie d’autrui si proche soit-il leur demeure étrangère ? Que nous est-il arrivé ?
Isabelle Danel