Insolent en diable, ce premier long-métrage venu de Malaisie réjouit. Le Grand Prix de la Semaine de la Critique 2023 raconte avec malice, et amour du cinéma de genre, la mutation adolescente et la féminité triomphante. Et il révèle une jeune cinéaste qui n’a peur de rien : Amanda Nell Eu.
Tiger Stripes, littéralement « Rayures de tigre » est un ovni réjouissant. Une heureuse surprise venue d’un pays dont on connaît peu le cinéma : la Malaisie. L’Asie du Sud-Est commence à prendre sa revanche sur le reste du continent, reconnu depuis des décennies sur les écrans internationaux, et c’est tant mieux. Tout comme Zaffan, l’héroïne de douze ans sort ici de sa chrysalide et réclame sa liberté d’expression. Faisant fi des injonctions à l’obéissance et au silence des filles, la donzelle revendique sa féminité mutante. Le malaise et l’avancée vers l’inconnu qu’elle éprouve ne doivent pas rester sous cloche. Alors elle parle, elle bouge, elle grogne, elle griffe. Rien ne l’arrête, pas même ses copines qui la lâchent, ses parents qui la briment, ou le système sociétal qui veut la ramener dans le droit chemin, voire l’exorciser. Zaffan s’affirme en choisissant sa route, quitte à fuir le béton pour l’état sauvage.
Amanda Nell Eu a la bonne idée de transcender son ressenti de son adolescence passée, en le passant au crible du cinéma d’horreur et de la pensée magique. Deux univers qui ont marqué son parcours et ont constitué la cinéaste qu’elle est devenue. Entre conte de fées, récit initiatique et fantaisie horrifique, son long-métrage avance fièrement. Son héroïne se transforme au sens propre comme au figuré, et emprunte à La Féline de Jacques Tourneur et au « Harimau jadian », tigre-garou du folklore indonésien, dont elle inverse les codes. Ce n’est plus une bête qui se transmute en humain pour intégrer la société, mais une humaine qui mue, en quête de son animalité et d’une symbiose avec la beauté de la nature. La jungle infiltre en effet l’urbanité malaisienne, autant que les couleurs parsèment le pays. Ce goût des teintes intenses nappe le film d’une vitalité joyeuse. Les collégiennes sont ultra girly, égrainent les décors de leur quotidien d’autocollants flashy, et se trémoussent au son de leurs chansons culte.
La cinéaste a ingénieusement laissé ses actrices en herbe filmer elles-mêmes les vidéos captées par smartphone, pour mieux saisir la vérité de ces personnages juvéniles. Transfigurer le réel débouche aussi sur un hommage aux monstres et aux créatures féminines qui peuplent les croyances locales. Au-delà de son lien aux traditions régionales, Tiger Stripes brille par son cousinage sans frontières avec Junior de Julia Ducournau, Les Bonnes Manières de Marco Dutra & Juliana Rojas, ou Oncle Bonmee d’Apichatpong Weerasethakul. Un amour de l’artisanat, du maquillage, des effets spéciaux et du montage en mode Georges Méliès, pour une aventure sous fluides multiples, entre chronique kawaï et coming of age trash. Le tout porté haut par l’intrépide Zaffan, merveilleusement incarnée par la découverte Zafreen Zairizal. Cette émancipation mordante n’est pas du goût de tous, puisque le film, sacré à la Semaine de la Critique à Cannes, s’est vu censuré pour sa sortie en Malaisie, et qu’Amanda Nell Eu a réfuté la version tronquée sur son propre territoire. Du cinéma comme geste politique.