Ce plaisir d’animation s’avère un passionnant témoignage historique et politique, tout en ressuscitant un artiste tragiquement disparu, et en recréant l’âge d’or de la bossa nova.
Le tandem espagnol Fernando Trueba / Javier Mariscal a déjà fait équipe il y a douze ans pour Chico & Rita. C’était une première entre le cinéaste et l’artiste illustrateur. C’était Cuba et l’histoire d’amour d’une chanteuse et d’un pianiste, déjà. Les voilà de nouveau réunis autour d’un long-métrage animé, pour célébrer le continent latino-américain et la musique, à travers l’enquête d’un journaliste américain sur la disparition à Buenos Aires d’un prodige brésilien du piano, à la veille du coup d’État militaire argentin. Francisco Tenorio Jr s’est évaporé une nuit de mars 1976. Entre fiction et réalité, ce film crée son univers en assemblant les pièces accumulées, car Trueba a initialement voulu réaliser un documentaire en prises de vues réelles sur ce mystère. Il a sillonné le monde et la capitale argentine, et filmé plus de cent cinquante interviews, jusqu’à l’épouse de Tenorio, qui s’est confiée pour la première fois.
La création par l’animation permet de ressusciter judicieusement le disparu – artiste épatant et violemment éliminé -, le berceau carioca de la bossa nova, et la propagation de la dictature argentine. Tout en s’autorisant la fiction à travers un guide extérieur, journaliste musical contemporain, inventé pour faciliter la narration. L’équilibre était périlleux à trouver entre l’hommage musical et le thriller politique. Les auteurs l’ont trouvé à force de tissage ingénieux et de beauté plastique. Le travail de Mariscal et de ses équipes sur la couleur est captivant de nuances, de la luxuriance à la noirceur, et le trait n’est jamais forcé. Le titre They Shot the Piano Player rend aussi hommage à la Nouvelle Vague, car la version anglaise de Tirez sur le pianiste de François Truffaut est Shoot the Piano Player. et le public plonge dans un bain musical passionnant, qui (re)donne vie à de multiples icônes du jazz et de la bossa nova, des États-Unis (Ella Fitzgerald, Stan Getz, Bill Evans) au Brésil (Tom Jobim, Vinicius de Moraes, João Gilberto, Gilberto Gil, Caetano Veloso, Chico Buarque…).
C’est donc la joie et la douleur, la lumière et l’ombre, la vie et la mort, qui s’entrelacent sur l’écran. Ces sensations gagnent aussi le spectateur, car le tour de force des cent et quelques minutes de cinéma rêvées par Fernando Trueba et Javier Mariscal repose sur l’expérience sensorielle d’un univers enfui, sur l’invincibilité de la musique, et sur le témoignage historique et politique d’un monde dominé par le totalitarisme. Un regard au présent, où il fait bon de rappeler les horreurs du passé, dont l’existence de l’Opération Condor, accord transnational d’assassinats d’opposants aux dictatures latino-américaines durant les années 1970. They Shot the Piano Player rappelle enfin combien les artistes demeurent des symboles de liberté, envers et contre toutes les dérives. Une vérité brûlante d’actualité, partout où violence et ségrégation sévissent.