Comme chaque année, le Festival d’Avignon donne le la de la création scénique contemporaine. Une fois n’est pas coutume, on s’éloigne un peu des salles obscures climatisées pour un détour dans les cours ouvertes de la Cité des Papes. Retour sur trois spectacles du 76e Festival d’Avignon, en lien (ou non) avec le cinéma.
2022 semble décidément l’année Serebrennikov. Enfin autorisé à quitter la Russie (depuis 2017, il était assigné à résidence), le metteur en scène, fervent opposant de Vladimir Poutine, fait un doublé : Compétition Officielle du Festival de Cannes avec son dernier film, et Cour d’Honneur du Festival d’Avignon pour son dernier spectacle. Dans les deux cas, il s’attaque à un pilier de la culture russe, la femme de l’ombre du légendaire compositeur Piotr Tchaïkovski dans le film La Femme de Tchaïkovski, et une nouvelle fantastique méconnue du dramaturge Anton Tchekhov pour le spectacle Le Moine noir. Ce dernier plaira à ceux qui ont aimé les derniers films de l’artiste. Il s’agit en effet d’une nouvelle variation sur un thème qui lui est cher : la folie dans laquelle sombre un artiste à qui l’avenir pourtant souriait. Du génial rockeur Viktor Tsoï, mort à 28 ans dans Leto (2018) au destin tout aussi tragique du photographe Ren Hang, décédé, lui, à 29 ans (par suicide), au cœur du spectacle Outside (2019), ce sujet semble en effet partout chez Serebrennikov. Dans cette nouvelle pièce, le héros est un jeune écrivain présumé génial, mais légèrement surmené, Andreï Kovrine, venu se reposer quelque temps à la campagne – chez un ami propriétaire d’une exploitation d’arbres fruitiers très tchekhovienne. Mais, alors que toutes les conditions de son bonheur semblent réunies, il voit apparaître, au loin, un moine noir, tout droit sorti d’une veille légende populaire – ou peut-être simplement de son imagination. Peu à peu, les apparitions se font plus fréquentes, et le pauvre Andreï sombre dans la plus radicale des folies. Cette même histoire, Serebrennikov nous la raconte quatre fois, observant à chaque fois un point de vue différent, pour aboutir à celui de la folie dans un spectaculaire quatrième acte (où l’on n’arrive qu’après avoir éprouvé les longs et bavards premiers actes). Un dispositif qui n’est pas sans rappeler celui de La Fièvre de Petrov (2021), où, déjà, le cinéaste racontait l’itinéraire d’un artiste (en l’occurrence un auteur de bande dessinée) sombrant dans la folie, en répétant plusieurs fois la même scène de points de vue différents et offrant finalement le point de vue du fou – à travers une mise en scène débridée et un récit peu lisible, qui ont pu déconcerter certains. Par ailleurs, si le film reste, dans l’ensemble, plus « conventionnel », on retrouvait également dans La Femme de Tchaïkovski une séquence où le réalisme disparaissait dans la psyché d’une héroïne. La folie d’Antonina, la femme de Tchaïkovski, s’expliquait par l’amour éperdu qu’elle éprouvait pour son époux, qui ne lui renvoyait que mépris et indifférence. On retrouve un personnage similaire dans Le Moine noir : la femme d’Andreï, Tania, qu’il épouse par dépit et qui l’indiffère, alors qu’elle l’aime profondément. Comme Antonina, Tania verra sa vie détruite.
Le Palais des Papes comme écran
C’est donc sur la fin que ce spectacle de 2 h 45 est le meilleur. Pour illustrer cette folie, Serebrennikov offre au spectateur une séquence aussi visuelle que le début de sa pièce était littéraire, entre musique, costumes impressionnants et danse façon derviche tourneur. Le metteur en scène joue aussi des projections de visages en gros plans et en noir et blanc, qui s’enchaînent à allure effrénée, comme dans un vieux film muet façon Chien andalou ou une séquence bizarre de Guy Maddin. D’abord projetées sur de petits écrans ronds, ces images apparaissent ensuite, immenses, sur le mur entier du Palais des Papes en fond de scène. Évidemment, Serebrennikov n’est pas le seul à avoir eu l’idée géniale d’utiliser cette immense façade gothique comme un écran. Un peu plus tard dans la semaine, un autre spectacle investit la Cour d’Honneur, la dernière création du chorégraphe belge Jan Martens, Futur proche. Sobre, la scénographie évoque vaguement la salle des pas perdus d’une gare du nord de l’Europe, avec un long banc moderne en bois sombre. Vers le milieu du spectacle, une petite caméra est posée au centre de la scène. L’image filmée est projetée sur l’ensemble du mur de fond (près de 27 mètres de hauteur). D’abord, on ne voit rien. Puis, un danseur apparaît dans le champ. Progressivement, d’autres danseurs le rejoignent, chacun avec son style, certains au sol, d’autres debout. Tout à fait indifférents aux autres, ils ne regardent que la caméra, comme s’ils dansaient pour elle seule. Dans un amusant jeu d’échelle, ceux qui sont au plus près du caméscope semblent immenses, et ceux qui sont plus loin, relativement petits. Une mise en œuvre de la perspective tout ce qu’il y a de plus banale, mais dont l’effet est saisissant. Avec Futur proche, Jan Martens propose, en effet, au spectacle vivant d’ouvrir l’espace grâce à la vidéo – ce qui se fait déjà beaucoup – mais cette fois en supprimant l’idée de cadre. Ici, la projection peut être partout, tantôt à distance, tantôt envahissante. Et, pour un spectacle de danse, rien de mieux que de voir projeter ces corps sans décor.
Héritages
Cette danse sans décor s’inscrit donc dans un ailleurs, un futur proche, comme l’indique le titre du spectacle, sans héritage du présent direct, mais issue plutôt d’un mélange archaïque de plusieurs époques – comme cette musique accompagnant toute la chorégraphie et jouée en live, au clavecin. L’instrument rare aujourd’hui évoque immédiatement la grande époque du baroque et la cour du Roi Soleil. Mais les notes jouées par la musicienne et compositrice Goska Isphording rappellent aussi parfois la musique électronique. À l’inverse, la chorégraphe Maud Le Pladec, dans son nouveau spectacle Silent Legacy, présenté au Cloître des Célestins, questionne l’héritage et le futur de formes de danse nées d’un contexte social, en réaction à des phénomènes contemporains. L’une d’elles est au cœur de son impressionnant spectacle : le krump, cette danse née dans les quartiers pauvres de Los Angeles au début des années 2000, dans la continuité des émeutes raciales des années 1990. Le krump est une danse de la colère, aux mouvements rapides et saccadés, jouant avec le grotesque clownesque des expressions du visage ; elle a eu son heure de gloire récemment en France avec le court-métrage de Clément Cogitore Indes galantes et sa mise en scène éponyme à l’Opéra de Paris. Cogitore proposait un parallèle vertigineux mais réussi entre le krump et l’opéra-ballet de Rameau. Chez Maud Le Pladec, la musique est plus électronique que lyrique (mais non moins efficace), signée Chloé Thévenin (a.k.a. DJ Chloé). Ce qui surprend davantage, c’est le profil de sa danseuse principale : Adeline Kerry Cruz vit à Montréal, à des milliers de kilomètres des ghettos de la côte ouest des États-Unis, et, surtout, elle a huit ans. Il y a bien sûr quelque chose de très impressionnant, et d’émouvant, à voir une enfant si jeune exécuter avec une telle maîtrise ces mouvements radicaux et violents, qui devraient être ceux d’un adulte. Mais Silent Legacy va plus loin, confrontant d’abord la danse de la petite Adeline Kerry Cruz avec celle de son mentor, le danseur français installé au Québec Jr Maddripp, qui a contribué à populariser cette chorégraphie urbaine au-delà des sentiers battus de South Central. À nouveau, l’alliance de ces deux corps, l’un petit et fragile, l’autre grand et fort, dans un semblant de battle, impressionne. L’idée de l’héritage est ainsi posée, et on comprend comment une petite fille du Canada devient danseuse de krump – et plus généralement que la danse, comme toute forme d’art, transcende sa sociologie de départ, sans pour autant la renier. Mais Maud Le Pladec poursuit davantage encore cette idée de transmission. Une troisième danseuse fait son apparition durant le spectacle, Audrey Merilus. Elle ne vient pas de la danse urbaine, mais de la plus noble danse contemporaine – plus habituée peut-être aux scènes d’Avignon. Après un passage de flambeau avec Adeline Kerry Cruz, elle propose un morceau chorégraphique où se mélangent danse contemporaine héritière d’un répertoire classique, et codes urbains, krump. Une manière de nous rappeler que le spectacle vivant, peut-être davantage encore que toute autre forme artistique, est un métissage d’héritages divers. Le roman et la culture russe, questionnés chez Serebrennikov, la musique baroque, réappropriée chez Jan Martens ou le krump, analysé chez Maud Le Pladec. Et, puisque depuis l’invention du cinéma – bien plus capable de représenter un autre réel –, l’illusion au théâtre a disparu, il ne s’agit plus de représentation figée de ces héritages, mais d’une mutation à l’épreuve du présent, de transfigurations. D’un spectacle définitivement vivant.
Pierre Charpilloz