Après dix ans d’absence, Rolf de Heer (Charlie’s Country) revient avec un film original et puissant. Son écho nous poursuit bien après la fin de la projection.
Des murmures, des rires sous cape, une langue inconnue. On ne voit pas les visages de ces hommes en veste de cuir ou tenue militaire et ces femmes en robe de soirée. Tous portent des masques à gaz. Sur une table, une maquette blanchâtre où des figurines noires sont ligotées, suppliciées, ou bien gisent mortes, où des flammes de carton ravagent un village de papier, ou d’autres figurines ressemblant aux hôtes de cette étrange soirée semblent dominer la scène reconstituée. Un couteau… Une part : c’est un gâteau crémeux qui raconte la victoire… des puissants sur les faibles. Des Blancs sur les Noirs. Des envahisseurs sur les autochtones…
Rien n’est dit, mais par le pouvoir de ces images glaçantes, tout un univers monstrueux nous assaille. Et puis, au matin, une femme noire enfermée dans une cage, est conduite dans un désert de sable et laissée là. Le soleil darde ses rayons, des fourmis carnassières avancent sur le métal rouillé, la fin est proche. Mais, après s’être endormie et résignée, la jeune femme se réveille, elle tord une tige de métal, l’aiguise patiemment et parvient à ouvrir la porte de sa prison. Sa survie, désormais, tiendra à sa capacité à contrer la nature, à se protéger de la chaleur comme du froid, à se fondre dans le décor et à croiser les bonnes personnes, en fuite comme elle. Le périple, douloureux, hasardeux, que l’on vit à travers les yeux bouleversés et bouleversants du personnage principal (Mwajemi Hussein) est d’une puissance renversante.
Le réalisateur australien de Bad Boy Bubby et 10 canoës, 150 lances et 3 épouses a souvent oscillé dans ses récits entre la violence insoutenable du monde et la naïveté salutaire du rêve ou de la fable. Ici, le résultat frise la perfection. Quasi sans paroles, sur des images splendides de paysages changeants, The Survival of Kindness nous entraîne dans une échappée belle. On emboîte volontiers le pas de l’héroïne pour fuir cette engeance ricanante qui ouvre le film et semble régner sur la planète. Ou au moins ce coin du monde (l’Australie sans doute), déshumanisé, sans âge, postapocalyptique. C’était hier peut-être, au temps des colons décimant les Aborigènes. Ou aujourd’hui, partout, à l’ère des suprémacistes, extrémistes et intégristes de tous poils. « C’est le devoir de tous les êtres humains de penser que Dieu n’existe pas », entendait-on dans Bad Boy Bubby. C’est le devoir du cinéma de nous faire croire en l’être humain. En sa capacité à faire survivre les belles idées, même quand elles sont cruellement menacées ou paraissent inapplicables. La force du cinéma – comme celle de l’esprit – est inépuisable.