Pete Davidson campe magnifiquement un personnage détaché sauvé par la dérision d’un deuil trop lourd à porter.
Dans la scène d’ouverture, un homme est lancé à toute vitesse sur l’autoroute au volant de sa voiture, voulant mettre fin à ses jours. Puis soudainement il se ravise, redresse la barre, laissant derrière lui un accident causé par ceux qui voulaient l’éviter. L’absurdité comique de la situation prend le relais en une minute de la tragédie annoncée. Cette séquence inaugurale anticipe le film à venir, dans son urgence, dans son changement de ton et sa nature tragi-comique. Et elle nous présente frontalement son personnage principal, Scott, 24 ans. Ce conducteur déprimé sera de tous les plans. A travers ce corps contrarié que l’on découvrira tatoué, et ce visage qui se présente perdu, il s’agit du portrait touchant d’un loser.
L’époustouflant acteur Pete Davidson, connu dans le stand up, met en jeu sa propre vie, participant au scénario, et, comme son personnage, en deuil d’un père pompier disparu dans les attentats du 11 septembre. Mais le récit s’éloigne du biopic par un changement de profession. L’ambition de Scott n’est plus de créer des spectacles mais d’ouvrir un salon de tatouage. C’est une des bonnes idées du film. A la fois livre ouvert et blessure, le tatouage comme confession et comme souffrance incarne parfaitement l’état du personnage. Cet être cabossé, dans son mental comme dans sa peau, demeure bloqué. Il semble regarder le monde en spectateur et ne pas y prendre part. D’ailleurs, lors d’un cambriolage entre amis, il occupe la place du guetteur. Aussi, chacune de ses blagues, qui maintiennent une trace de la comédie et du ton « Apatow », sont une manière de créer un autre détachement, par la dérision. Mais lorsqu’il ose tatouer un enfant sans l’accord de ses parents, l’incidence de son acte sera décisif. Il lui fera rencontrer son beau père qui va devenir une figure paternelle de substitution, d’autant plus qu’il s’avère être également pompier. Le tatouage bouleverse ainsi de manière imprévue le cours de son histoire. Dans son errance et son caractère malade, Scott est à lui-seul émouvant. Le registre de jeu de l’acteur oscille entre la force et la fragilité. Sa gentillesse ne fait aucun doute. Son charisme est celui de la tendresse et du désarroi mêlés.
Judd Apatow, qui s’est imposé maître de la comédie américaine en tant que producteur et tardif réalisateur (40 ans mode d’emploi, Funny People) semble privilégier ici l’émotion intime sans oublier pour autant son art de la vanne et son intérêt pour les bandes de potes. La chronique prend le temps de se déployer, avec une durée permettant d’apprécier toutes les nuances des liens qui unissent les personnages, et laissant infuser progressivement une douleur invisible. L’homme blessé dans son âme affronte la mort et la désacralisation d’un père, ce qui lui fait perdre petit à petit la part d’enfance qui lui restait. Ce grand film initiatique sur le deuil est d’autant plus bouleversant qu’il s’installe à la marge, géographiquement à la périphérie de la grande ville (l’île du titre est isolée de la côte new-yorkaise), auprès de marginaux, et ne se prive pas de digressions narratives. Le récit emprunte des chemins de traverse, s’autorisant notamment une partie proche du reportage sur la vie d’une caserne de pompiers. Il fait aussi exister les personnages secondaires (aussi bien les nombreux rôles féminins rayonnants que celui d’un surprenant Steve Buscemi). The King of Staten Island parvient à être foisonnant sans perdre le fil tissé par son personnage problématique. Du grand art.