Projet vieux de cinq ans, qui en prit deux pour devenir une réalité, The Irishman, vingt-septième film de fiction de Martin Scorsese, est enfin en ligne sur Netflix. L’attente en valait la peine.
Frank Sheeran, ancien syndicaliste haut placé et tueur attitré de la mafia italo-américaine, dans sa maison de retraite, se souvient de son rapport professionnel et amical avec Jimmy Hoffa, président du Syndicat des camionneurs, déchu en 1964 pour subornation de témoin, escroquerie et fraude, puis qui, à sa sortie de prison en 1971, tenta de reprendre sa place, avant de disparaître « mystérieusement » en 1975.
Il ne faudra jamais oublier, si l’on veut bien comprendre une grande partie de l’œuvre de Martin Scorsese, que comme enfant victime d’un asthme envahissant, il ne pouvait contempler les divers agissements de son frère aîné Frank et de ses copains dans Elizabeth Street qu’à travers les fenêtres de l’appartement familial. Un sentiment de frustration s’ensuivit très naturellement, auquel s’ajouta un autre, celui d’une intense consternation quand, une fois dans cette rue de la Petite Italie de New York, il fut confronté à des scènes de violence et de misère de toutes sortes. Des atrocités brutales et sexuelles qui l’effrayèrent. « Le réflexe d’un gosse, le réflexe primitif de défense est la fuite. Un môme qui a peur court. Et moi, je n’ai jamais pu courir, parce que j’étais asthmatique. Alors, au lieu de partir, je regardais. C’est à cette époque que j’ai appris à voir » (Le Monde, 8 mai 1986, p.VI.).
À voir et à comprendre ce petit monde italo-américain auquel il aurait aimé mieux appartenir, en dépit du pesant contrôle exercé sur lui par la mafia locale. D’où le regard quasi documentaire qu’il lui porta régulièrement tout au long de sa carrière de cinéaste. À commencer par Mean Streets, en 1973, où il dépeint ceux-là mêmes qu’il regardait de sa fenêtre, qui s’entre-déchirent pour des broutilles, à proximité des mafiosi qu’ils admirent. Ces derniers seront ensuite mis au premier plan, par intermittences incontournables, tout au long du parcours pugilistique de Jake La Motta dans Raging Bull en 1980, puis en toute première ligne, cette fois vus de l’intérieur même de la hiérarchie mafieuse, dans Les Affranchis (Goodfellas) en 1990, à ce jour le plus juste des films consacré à la Cosa Nostra de New York. Au début des années 1990, Martin Scorsese, beaucoup plus que son ami Francis Ford Coppola et ses trois Parrain, est considéré aux États-Unis comme le cinéaste le plus apte à traiter de manière réaliste du crime organisé à l’écran.
Ainsi, en 1995, après l’échec au box-office de son adaptation de L’Âge de l’innocence d’après le roman d’Edith Wharton, Scorsese retourne à son fonds de commerce et fait un carton avec Casino, dont l’action se passe à Las Vegas dans le monde du jeu où divers mafieux règnent, dont le juif Rothstein (Rosenthal dans la réalité), Scorsese augmentant de la sorte son regard ethnique d’une manière encore plus historique. Et « Marty » renoue aussitôt avec le succès. Il en ira de même avec ses autres films de gangsters, ceux relatifs au passé lointain, Gangs of New York (2002) et sa contribution à la série Boardwalk Empire (2011) comme ceux d’aujourd’hui, Le Loup de Wall Street (2013), dont le protagoniste est un homme d’affaires aux méthodes très expéditives, et maintenant The Irishman.
Le projet de The Irishman remonte à 2014 et fut annoncé comme devant succéder au film de Scorsese prévu pour 2016, Silence, annonce des plus opportunes puisque ce dernier film, malgré ses qualités indéniables, connut un naufrage commercial. Cofinancée par Robert De Niro (Tribeca Productions), cette adaptation de l’ouvrage I Heard You Paint Houses (expression mafieuse désignant quelqu’un qui sait tuer) de Charles Brand, relate les révélations de l’ « Irlandais » Frank Sheeran sur la disparition, demeurée mystérieuse depuis 1975, de l’ex-président du Syndicat des camionneurs, Jimmy Hoffa. Elle rencontra de nombreuses difficultés d’écriture, opposant le scénariste Steven Zaillian (La Liste de Schindler, 1993 ; Gangs of New York) à l’auteur du livre. Auxquelles s’ajoutèrent d’autres, d’ordre financier, qui se réglèrent avec l’intervention de Netflix. Le tournage s’étala d’août 2017 à mars 2018, à raison de 108 journées de tournage. Suivit un long travail d’effets spéciaux, afin de vieillir et de rajeunir la plupart des protagonistes dans les 319 scènes de ce film d’une durée de 3 h 29 mn, dont le budget final s’éleva à 159 millions de dollars.
À la demande de son réalisateur, le film connut quelques rares présentations publiques sur grand écran (Grande-Bretagne, Italie, Espagne, Japon…, le 1er novembre aux États-Unis, une seule séance en France, à Lyon, lors du Festival Lumière), mais fait dorénavant l’objet d’une unique exploitation à l’échelon mondial sur Netflix, depuis le 27 novembre dernier. Nous ne pouvons que regretter pareille limitation de visionnement, mais nous ne pouvons aussi qu’applaudir devant une telle réussite.
En effet, ce film d’une durée exceptionnelle et d’un seul tenant se regarde d’une traite, n’offrant aucun temps mort. La narration, articulée autour de nombreux flash-back, retient constamment l’attention, non seulement par l’intérêt que nous portons à ses personnages hors du commun, mais surtout grâce à l’ancrage socio-historique des années soixante et soixante-dix, très correctement reconstituées. En particulier le très ambigu épisode relatant l’assassinat du président Kennedy, véritable traître aux yeux des mafieux de l’Illinois, qui lui reprochèrent d’avoir lancé son frère Robert, alors ministre de la Justice, dans une « croisade » contre Jimmy Hoffa, alors que leur boss Sam Giancana avait beaucoup contribué à son élection à la Maison-Blanche. Ambiguïté très bien signifiée par la surprise teintée de grande tristesse ressentie par Hoffa et les siens à l’annonce du décès de JFK, le 22 novembre 1963. Il en va de même pour les multiples rapports de forces entre les nombreux personnages, qui constituent le nerf moteur de l’action, qui ne faiblit donc jamais. Seule restriction que peuvent faire ceux qui connaissent bien les complexités de l’époque : le manque de fiabilité des aveux et propos de Frank Sheeran, contestés par plusieurs spécialistes, mais ici présentés comme des certitudes par le scénariste et le cinéaste (*). Un manque de crédibilité toutefois très adroitement suggéré par Robert De Niro, qui, à plusieurs reprises, met bien en valeur le côté fuyant de Sheeran, qui semble avoir été avant tout un expert dans l’art d’aboyer avec les loups.
(*) Scorsese a cependant tenu à laisser de côté une révélation embarrassante de Sheeran relative à son transport de deux fusils à Dallas, l’avant-veille de l’assassinat de JFK, afin de ne pas raviver les différentes thèses de complot.
Autre qualité indéniable, celle de l’interprétation. Et plus particulièrement la prestation de Joe Pesci dans le rôle de Russell Bufalino, boss du nord-est de la Pennsylvanie. Sorti difficilement de sa retraite, il prouve une fois de plus que, comédien improvisé, découvert par Martin Scorsese pour son casting de Raging Bull, il aura été un acteur phénoménal, se surpassant de film en film dans l’art d’incarner très précisément, de ses seuls regards, les plus minutieuses des nuances psychologiques. De Niro, quant à lui, dans les deux premières heures du film, fait du De Niro (exploitant son célèbre rictus de faux ou vrai demeuré), mais atteint au génie dans le dernier tiers, quand il doit signifier la gène occasionnée par la nécessité d’éliminer son ami Hoffa. Le rôle de ce dernier, tenu par Al Pacino, offre à celui-ci la possibilité de s’adonner au paroxysme vocal, son péché mignon, dans les scènes d’explosion colérique, mais aussi de recourir à son autre grand talent qui consiste à s’aventurer dans les méandres du doute et des stratégies alambiquées de survie à tout prix. Des scènes qui, lorsqu’elles impliquent la présence de son ami De Niro, leur permettent à tous deux de recréer la même intensité de jeu qu’ils nous avaient déjà offerte en 1995 dans Heat de Michael Mann.
Signalons aussi la qualité technique obtenue par les spécialistes des effets spéciaux qui, profitant de la proximité du découpage voulue par Scorsese, plus télévisuelle que pour son pilote de Boardwalk Empire, sont parvenus, de manière très convaincante sur le petit écran, à rajeunir et à vieillir les divers interprètes de 24 à 80 ans. Des effets qui contribuent régulièrement, au hasard des flash-back, à entretenir notre attention par rapports aux époques représentées.
Reste à trouver, pour chacun, 209 minutes de liberté dans son emploi du temps pour partager notre enthousiasme ! Petit effort qui sera très vite récompensé et vous fera oublier, si ce n’est déjà fait, les précédents films consacrés plus ou moins directement aux activités peu recommandables de Jimmy Hoffa, F.I.S.T. (Norman Jewison, 1978), Blood Feud (Mike Newell, TV, 1983) ou encore Hoffa (Danny DeVito, 1992).