À travers la course à la présidentielle américaine de 1988 du favori Gary Hart (Hugh Jackman) stoppée en plein vol, Jason Reitman propose une réflexion souvent passionnante et tout à fait d’actualité sur la médiatisation de la vie politique.
Il fallait bien un réalisateur canadien (Jason Reitman) et un comédien australien (Hugh Jackman, brillant dans un rôle à contre-emploi) pour nous offrir un film d’un genre si intrinsèquement américain : le film politique. Énième déclinaison de la philosophie de l’American Dream, très proche de son cousin le « business movie », qui suit la fortune et la déchéance financière de ses protagonistes principaux (marqué récemment par des films comme Gold de Stephen Gaghan ou Barry Seal de Doug Liman, le film politique américain s’attache le plus souvent à observer la réussite et la chute de héros politiques, qu’ils soient fictifs, comme dans la série House of Cards, ou bien réels, comme dans W.-L’Improbable Président d’Oliver Stone). Avec The Front Runner, la proposition de Jason Reitman respecte à la lettre le schéma narratif habituel du genre, et sa mise en scène est bien plus classique que dans ses films précédents (Thank You for Smocking ou Men, Women & Children). Néanmoins, le film de Reitman est souvent passionnant, non pas pour l’histoire — tout le monde a oublié Gary Hart, candidat malheureux à la primaire démocrate de 1988, et ce n’est pas bien grave —, mais parce que cette histoire, traitée comme un exemple parabolique, résonne étrangement avec l’actualité.
Parabole
Gary Hart est l’anti-Bush, l’anti-Trump. Il est brillant, fin, cultivé, démocrate. Pour les principaux médias et d’après les pronostics, c’est le favori. Beaucoup voient en lui un nouveau Kennedy, figure ultime de la mythologie politique américaine. Il respecte la presse avec beaucoup d’intelligence et de bienveillance, et elle lui rend la pareille.
Mais à la fin du mois d’avril 1987, cette harmonie parfaite qui a amené au bureau ovale tant de présidents, s’effondre. Le Miami Herald publie un article faisant état d’une liaison adultérine entre Gary Hart et une jeune femme. Pour le staff du candidat, le rêve américain sent le sapin. Gary Hart refuse pourtant de comprendre en quoi cette affaire pourrait entacher son projet. Tout cela relève de sa vie privée et n’a rien à voir avec l’avenir du pays. Le raisonnement de Hart aurait eu un sens à l’époque justement des Kennedy, qui ont connu bien pire. Mais dans les États-Unis de la fin des années 1980 marqués par l’Affaire Iran-Contra (impliquant des hauts responsables américains dans un scandale de trafic d’armes), cette trahison à la morale apparaît comme le mensonge de trop.
Vie publique
Dans cette histoire, devenue rapidement un « scandale », Reitman ne semble pas prendre parti, mais pose plutôt la question à son spectateur, comme un exercice de philosophie politique : « Qu’en pensez-vous ? ». Le Hart de Reitman aurait fait un bon président, meilleur que Bush. Et dans cette affaire, il n’y a aucune agression sexuelle, Hart n’est responsable d’aucun crime ou délit au regard de la loi. Mais il ne semble pas comprendre qu’un homme politique avec de telles ambitions se doit d’être exemplaire. « The cameras are everywhere / les caméras sont partout », lui signale son directeur de campagne, mais il ne mesure pas la puissance des effets symboliques du développement de l’image médiatique. Ainsi, il ne peut exister, pour un président des États-Unis, de distinction entre vie privée et vie publique. Et il n’y a ainsi, pour l’opinion, plus de différence entre un homme politique qui trahit sa femme (comme dans le scandale Hart) et un homme politique qui trahit son pays (comme dans l’Affaire Iran-Contra).
Avec ingéniosité, Reitman souligne la potentielle perversité de ce raisonnement. Car le scandale est d’autant plus fort que la maîtresse de Hart, Donna Rice, est jeune et jolie. Elle est aussi intelligente et cultivée. Mais à travers son image médiatique, personne ne le saura jamais, car son corps et son visage ne laissent passer qu’un seul message : Gary Hart a trompé sa femme pour une pin-up de vingt ans. À l’heure de la libération de la parole des femmes suite à l’affaire Weinstein et au mouvement Me Too, cette réflexion sur la moralisation de la vie politique et sa possible nécessité est inspirante, posant quelques ébauches pour une définition de l’être public et politique.