Sobrement classieux, le nouveau Paul Schrader happe grâce à un scénario minutieux et à une interprétation d’orfèvres, Oscar Isaac en tête. Tout cela au service d’une parabole frontale de l’Amérique.
Le cinéma de Paul Schrader véhicule une humanité passionnante à observer, depuis ses débuts comme scénariste (Yakuza de Sydney Pollack, Taxi Driver de Martin Scorsese) et réalisateur (Blue Collar, American Gigolo). Outre sa plume offerte aux autres (Scorsese, Brian De Palma, Peter Weir, Harold Becker), son œuvre de cinéaste est riche d’une bonne vingtaine de films, des récits forts en intensité et égrenés le long des quarante dernières années. Son nouvel opus brille d’un éclat particulier. Sans esbroufe ni clinquant, il dresse le portrait d’un homme. Une âme torturée sous une carapace impeccable. L’incarnation même d’une Amérique hantée par ses démons. Tel son légendaire homonyme suisse, as de l’arbalète, William Tell a ici été confronté à l’autorité dirigeante et en a payé le prix, avant de se retrouver, malgré lui, face à son passé, au carrefour de deux obsessions de la nation états-unienne : l’hégémonie et l’appât du gain. Cet homme, réfugié dans la bulle du monde du jeu, sort en effet de prison, où il a purgé sa peine pour graves exactions commises en Irak quand il était soldat.
La particularité de la mise en scène de Schrader est de contourner le piège de l’efficacité, du rythme effréné, des effets de style et de la surenchère au goût du jour. Il prend le temps de raconter chaque scène, d’installer chaque ambiance, de donner à ressentir chaque enjeu. Les tourments intérieurs n’en sont que plus palpables. S’en dégage une grande élégance dans le filmage, qui va de pair avec une science des décors enchaînés, de casinos en chambres de motels, de bars en couloirs. Tout confine au feutré et à une sorte de huis clos, dont les quatre protagonistes sont les pions décisifs. La fluidité narrative happe l’attention, telle une lente flèche décochée de la première image à la dernière. Et The Card Counter se pare d’un charme classieux et désuet à la fois, comme une traversée hors du temps.
Pour incarner cette image d’un désespoir sous-jacent et d’une rédemption silencieusement douloureuse, le réalisateur fait une nouvelle fois des merveilles avec son sens du casting. Oscar Isaac épate en joueur compulsif de poker et de blackjack, que le cauchemar de la prison irakienne d’Abou Ghraib obsède. L’acteur continue son passionnant chemin d’incarnation inspirée, sur grand comme sur petit écran. Autour de lui, les générations répondent en écho à cette science du tremblement existentiel, du fidèle Willem Dafoe, qui ne rechigne à personnifier aucune ombre, au cadet Tye Sheridan, qui fête dix ans d’une filmographie déjà dense, en passant par Tiffany Haddish, que Schrader a le flair de distribuer dans un rôle à contre-emploi de son talent comique et du tempo du stand-up. Ensemble, ils font vibrer cette partie de jeu sobre et fatale.