

Monumentale fresque pleinement cinématographique relatant trois décennies du destin tragique d’un architecte juif hongrois, rescapé des camps d’extermination nazis, dorénavant confronté au capitalisme américain, en fin de compte tout autant destructeur.
Troisième réalisation de Brady Corbet, après L’Enfance d’un chef (The Childhood of a Leader, 2015) et Vox Lux (2018), dans lesquels il montrait comment un enfant pouvait porter en lui les gènes du nazisme et une chanteuse dégénérée entraîner les foules dans son délire, The Brutalist nous brosse le portrait d’un monde là aussi broyeur d’individus. László Tóth (brillamment interprété par Adrien Brody), architecte hongrois à succès, membre du mouvement dit « brutaliste » de l’art moderne allemand, issu de l’école du Bauhaus, est déporté dans le camp d’extermination de Buchenwald, à la suite de la condamnation, en 1933, par Joseph Goebbels de toutes les formes d’ « art dégénéré ». Une fois arrivé aux États-Unis en 1947, il est confronté à un signe prémonitoire qu’il ne peut pas interpréter : il voit la Statue de la Liberté à l’envers, signe, pour nous spectateurs, annonciateur d’un destin qui ne peut être que contrarié. Ce qui, effectivement, sera le cas tout au long des trois heures et trente-cinq minutes du film.
Après des débuts difficiles, Tóth se voit confier un projet de construction ambitieux à vocation communautaire par un millionnaire américain, imbu de lui-même et hypocrite. Le film narre comment l’architecte, qui a fui l’Allemagne totalitaire et qui aurait pu connaître une nouvelle naissance artistique dans le soi-disant pays de la liberté individuelle, est en fait détruit par un autre système d’élimination de l’être : le capitalisme poussé à l’extrême, qui se révèle n’être autre que l’équivalent du fascisme nazi, l’adoration du dieu Mammon ayant remplacé la foi en l’eugénisme. La démonstration de ce constat est très prégnante dans le film, construit en deux parties, doté d’un prologue et d’un épilogue, car elle dépend entièrement de la longue durée imposée par son auteur (Corbet est aussi l’auteur du scénario, coécrit avec sa femme, Mona Fastvold). Un récit imposé, mais aussi imposant, qui est remarquablement entretenu par des formes d’expression cinématographiques variées : des cadrages souvent serrés, très claustrophobiques ; des plans larges précisément composés, d’une beauté impressionnante ; des mouvements d’appareil qui suivent ou précèdent les personnages dans l’espace, la plupart du temps très inquiétants ; le refus frustrant et déstabilisant du contrechamp montrant ce que voit le protagoniste ; un montage qui alterne des plans-séquences et des séries de plans courts ; une photographie au style souvent flamboyant et présentant une netteté frappante des détails, due à l’emploi de la pellicule 35 mm en VistaVision (défilement horizontal du film lancé par la Paramount en 1954) et scannée numériquement en 6K ; une bande sonore envoûtante, alternant des chansons (liées au passage du temps de 1947 à 1980, aussi visualisé par des extraits de documents d’époque) et une musique originale (Daniel Blumberg) composée sur un piano préparé (plusieurs objets sont placés sur les cordes pour en altérer le son), qui, elle aussi, permet au spectateur de ressentir le profond mal-être du protagoniste…
Tourné en trente-trois jours, monté en quinze semaines et mixé en quatre, The Brutalist, au budget limité à dix millions de dollars, s’inscrit brillamment dans la longue lignée des œuvres américaines condamnant le mode de vie aliénant, donc autodestructeur, de ce pays, qui s’était initialement fait un devoir d’éclairer positivement le monde. Il rejoint ainsi les constats établis aussi bien par John Dos Passos dans sa trilogie U.S.A (1930-1936, trois romans à la structure et à la narration très proches de celles du film), que par King Vidor dans Le Rebelle (The Fountainnhead, 1949, où Gary Cooper rencontre les mêmes déboires que Tóth avec son commanditaire) ou encore Paul Thomas Anderson et Upton Sinclair dans There Will Be Blood (2007, où l’alénation générale, industrielle et religieuse, anticipait violemment celle de Corbet). Récompensé par le Prix de la mise en scène lors du dernier Festival de Venise et par trois Golden Globes (meilleur film dramatique, meilleur réalisateur et meilleur acteur pour Adrien Brody – signalons aussi que ses deux partenaires principaux, Guy Pearce, dans le rôle du millionnaire faussement altruiste, et Felicity Jones, dans celui de l’épouse de Tóth, sont excellents), ce troisième opus de Brady Corbet, dont le titre ne renvoie pas seulement au représentant d’un mouvement architectural remarqué en son temps (grâce aux constructions minimalistes en béton armé de Marcel Breuer, Ludwig Mies van der Rohe, Charles-Édouard Jeanneret-Gris dit Le Corbusier et autres), mais aussi à quiconque peut mal occuper un poste présidentiel important, devrait massivement figurer au palmarès des Oscars (dix nominations) le 3 mars prochain.