Tardes de soledad d’Albert Serra

Le sang des bêtes

Ahurissante immersion dans le cercle brûlant de l’arène et dans le sillage de sang du toréador star Roca Rey, où la virilité violente de la corrida est filmée comme une pantomime grotesque. Un documentaire hypnotique et ambigu, du plus roublard des réalisateurs contemporains.

Un taureau immobile, semblant interroger la présence de la caméra dans la nuit sombre de son enclos.
Cut.
Un toréro, front baissé et sourcils aussi noirs que la robe du taureau, entouré de camarades dans l’habitacle d’une voiture, les yeux plantés dans l’objectif, le souffle court et la peau moite avant l’assaut.

Dans ce premier documentaire d’Albert Serra, plus encore que dans ses fictions précédentes, tout est affaire de regard. Lequel, de celui du taureau ou du torero, parviendra à prendre le dessus sur l’autre, et lequel encore perdurera le plus longtemps dans l’esprit du spectateur par persistance rétinienne ?

Si l’on pouvait craindre une glorification sans recul pour le spectacle barbare de la tauromachie, dont la puissance esthétique ne fait plus le poids aujourd’hui face à la violence qu’il convoque et dont les échos dépassent largement les remparts des arènes, c’était mal connaître le caractère retors de l’ombrageux Espagnol. Bien qu’il offre aux différents cérémonials de cette danse macabre un écrin magnifiquement ouvragé, des séquences d’habillages des tuniques à flonflons, plus corsetées qu’un costume de danseur étoile, aux combats au corps à cornes entre l’homme et la bête, sa caméra perçante fait rapidement vriller l’image d’Épinal espérée par les aficionados et crainte par les opposants à cette tradition archaïque.

De fait, malgré la fascination palpable du réalisateur envers son personnage, l’icône péruvienne de la discipline Roca Rey, le regard quasi ethnographique du réalisateur sur une communauté en vase clos, exclusivement masculine jusqu’à la plus hilarante des caricatures virilistes, n’épargne aucun de ses membres. Au sens propre d’ailleurs, tant la troupe de combattants ne semble avoir qu’une obsession plus envahissante que les taureaux, à savoir… les testicules de leur champion… « Tu as des couilles énormes ! Plus grosses que celles de ce fils de pute de taureau ! », lui hurlent-ils à intervalles réguliers tel un chœur antique désinhibé et priapique, transportés par ce motif d’admiration pour le moins surprenant (et dont Albert Serra nous permettra d’évaluer subrepticement le bien-fondé au détour d’un plan…).

Entre chacune de ces séquences aussi drolatiques que malaisantes, ce qui frappe à la vision de ces combats imposés par l’homme et subis par les taureaux, c’est l’ironie du titre, en ce que la solitude qu’il annonce ne concerne absolument pas le toréador face au danger de l’animal. Entouré en permanence de sa clique énamourée, superstar surprotégée comme un enfant-roi capricieux, jamais seul, même pas pour enfiler son pantalon, le supposé héros est étonnamment filmé comme une petite frappe tyrannique, un chef de gang façon Alex dans Orange mécanique, qui s’acharne sur les animaux martyrisés avec l’aide de sbires surexcités, peones et banderilleros se prenant pour des loups au contact du mâle alpha, mais qui ne sont, eux, filmés que comme des hyènes hystérisées par le sang des bêtes prises au piège. De même que, si Serra fait le choix audacieux d’oblitérer du cadre le public des arènes, son absence n’isole pas pour autant Roca Rey, qui apparaît comme un comédien obnubilé par les réactions fluctuantes de la foule (« Tu crois qu’on leur a cloué le bec ? », murmure-t-il, bravache et anxieux à l’un de ses comparses entre deux passes d’armes avec l’animal). Face à ce subtil détournement des attentes, il semble peu surprenant que Roca Rey ait détesté le film, de l’aveu même du réalisateur…

En définitive, la seule solitude à laquelle fait référence le titre est, dès la magnifique séquence d’ouverture, celle des taureaux, toujours seuls malgré la multitude vociférante qui les entoure, régulièrement isolés de leurs bourreaux par des gros plans en dépit de leur proximité permanente au centre du cercle de sable. Un parti pris également sensible à travers un détail de montage récurrent : à chaque tonnerre d’applaudissements durant la joute, Albert Serra raccorde ostensiblement sur le taureau exsangue et sanguinolent plutôt que de se concentrer sur le bénéficiaire des vivas de la foule, donnant crûment à voir l’agonie en cours de l’animal et sa force vitale s’échappant inexorablement, en gros bouillons grumeleux, de sa peau transpercée. Un pas de côté qui semble dire plus de choses sur le positionnement de Serra face au spectacle de la corrida que ses interviews provocatrices et contradictoires.

Comme une confirmation, l’une des dernières répliques de ce film sur la vanité et le narcissisme, bien plus que sur la tauromachie en tant que telle, résonne longtemps après la fin de la projection : « C’est ça, commander ! », hurlent les membres de la cuadrilla à leur héros bien burné (on l’aura compris…). Tout ça pour ça donc : toutes ces grimaces, tous ces rituels, toutes ces morts et toutes ces insultes lancées sans égards ni respect pour les taureaux, étourdis de se retrouver piégés dans le tourbillon de la folie des hommes, pour « la vaine gloire de commander ». Cette obsession, que Serra n’aura jamais cessé de documenter, de La Mort de Louis XIV à Pacifiction, arrivée ici à son point culminant d’absurdité et de sauvagerie.