Florilège d’ouvrages très recommandables, où le cinéma est au cœur ou non loin.
Célidan disparu
Il y a, d’abord, le plaisir certain à tenir ce livre en main. Format harmonieux, papier doux, on ouvre ainsi les premières pages de ce recueil de souvenirs avec une gourmandise que cette lecture maintient active d’un bout à l’autre. C’est que Denis Podalydès a le sens du récit, et une prosodie bien à lui : vive, mélodieuse, entraînante. Cet acteur, metteur en scène et écrivain, est aussi un spéléologue de l’âme qui nous embarque dans les tréfonds de sa mémoire et de sa psyché. Ce qui induit honnêteté et courage ; le portrait qu’il fait de lui-même au fil de ces pages n’est pas toujours flatteur. Denis Podalydès retrace différents moments de sa trajectoire, dessinant une arche de son jeune âge à aujourd’hui – le récit s’achève lors du récent tournage de La Grande Magie de Noémie Lvovsky (en salle le 8 février 2023). On prend d’emblée la mesure de sa passion pour le jeu (les anecdotes liées à l’enfance attestent de cette évidente vocation), pour la littérature, la culture ; de sa haute exigence avec lui-même, sa curiosité intellectuelle ; de l’intensité de ses tourments, émotionnels, familiaux, professionnels. À travers ses histoires narrées avec un sens de l’exactitude, du déploiement de l’analyse, de la profondeur des idées, quelque chose dans ce récit défie le temps et l’espace, en perce les parois. C’est en ce sens aussi que Denis Podalydès est un véritable écrivain : il sait descendre aux confins des scènes que sa mémoire a conservées intactes, ou que le processus d’écriture lui permet de faire émerger. L’articulation de sa pensée, ses mots choisis, sa musique confèrent à ces évocations une densité remarquable et donnent à sentir les êtres, les objets, les décors évoqués comme si nous étions à ses côtés.
De moments triviaux, hilarants à d’autres dramatiques, voire tragiques, Denis Podalydès nous embarque dans son élan de conteur. Certains passages méritent d’être surlignés pour leur humour ou trait d’esprit, comme celui où il évoque le regard du Christ et le compare au sien : « Je donne à Jésus un visage, celui de la plupart des images et des représentations : un barbu, cheveux longs, à la fois doux et incorruptible, pointant vers nous ce regard dont je me sais incapable. Je n’ai pas ses yeux. Les miens jettent quelque chose de flottant, de si indécis que je ne pourrais jamais embarquer aucun apôtre avec moi ». Les séquences où il relate l’ennui mortel qu’il éprouve lors des messes où le traîne de force sa grand-mère font rire aux éclats, tout comme certains souvenirs dans une ferme à la campagne lorsqu’il était petit garçon. Autre grand moment : le récit de plaidoirie de Robert Badinter, dont on croirait entendre la voix théâtrale, le discours grandiose, et dont on mesure la force de conviction dans son juste combat contre la peine de mort. Une certaine fièvre à narrer, à tenir le lecteur en haleine traverse ces pages vibrantes d’intelligence. Lire Denis Podalydès est décidément un régal.
Anne-Claire Cieutat
Célidan disparu de Denis Podalydès,
Éditions Mercure de France, 2022.
Romy Schneider/Claude Sautet, un coup de foudre créatif
Quelle belle et généreuse initiative que de rendre hommage au duo Sautet-Schneider avec la publication de ce livre-album, consacré aux cinq films qu’ils ont tournés ensemble et qui nous ont tous enchantés, Les Choses de la vie (1969), Max et les Ferrailleurs (1971), César et Rosalie (1972), Mado (1976) et Une histoire simple (1978) ! Signé Jean-Pierre Lavoignat, l’ancien rédacteur en chef de Première et créateur de Studio Magazine, l’ouvrage narre la genèse de ces films, leurs conditions de tournage, leur accueil critique et public, et surtout témoigne des conséquences humaines et artistiques qu’engendra ce « coup de foudre créatif », ressenti et ainsi qualifié par Claude Sautet lors de leur première collaboration. Une admiration mutuelle, un amour commun de leur métier, un fort désir de se surpasser au prix d’un travail acharné, une recherche d’un certain absolu… qui les conduisirent donc à renouveler leurs collaborations. Pour chacune de leur contribution, Lavoignat nous offre de nombreux renseignements sur leurs manières de travailler, la recherche de « l’incertitude de l’instant » de Sautet comme l’art de déstabiliser les machos chez Romy, la nécessite éprouvée par le cinéaste de reprendre son montage de projection en projection comme celle de son actrice de ne faire confiance qu’à son instinct. Un cinéma de l’exutoire pour l’un, souvent prisonnier de violentes colères causées par des blocages passagers, comme pour l’autre, écrasée par le poids de son passé germanique et la peur de l’avenir.
Le livre est parsemé de témoignages de leurs proches, de Sarah, fille de Romy, qui nous offre une très touchante préface, et de Daniel Biasini, son père, qui conclut en nous disant comment il s’efforçait de rassurer son épouse à l’approche d’un tournage. Mais aussi de leur agent Jean-Louis Livi, leur producteur Alain Sarde, des jeunes partenaires de Romy, Isabelle Huppert, Nathalie Baye et de leurs admirateurs de toujours, Sandrine Kiberlain, Jean Dujardin, François Ozon, Nicolas Mathieu. Abondamment illustré de photos de plateau, de pages de scénario et de plans de tournage, ce livre hommage nous permet, grâce à une série de fines analyses des relations aussi bien amicales que professionnelles du cinéaste et de son actrice fétiche, d’appréhender au plus près les passionnants processus de création et d’interprétation qui leur étaient propres.
Michel Cieutat
Romy Schneider/Claude Sautet, un coup de foudre créatif
De Jean-Pierre Lavoignat, Éditions La Martinière, 2022.
Au pays des merveilles, trésors de l’animation japonaise
Déjà auteure d’ouvrages fondamentaux sur les divers cinémas asiatiques, comme celui consacré au 2046 de Wong Kar-wai (2007), sa coordination du Dictionnaire des cinémas chinois (Chine, Hong Kong, Taïwan, 2019), ainsi que son Ang Lee : Taïwan/Hollywood, une odyssée cinématographique (2021), Nathalie Bittinger se penche, cette fois, d’une manière quasi exhaustive, sur le vaste et très impressionnant domaine de l’animation japonaise, qu’elle focalise principalement sur l’univers de l’anime. Un genre qui naît en 1958 avec Le Serpent blanc de Taiji Yabushita et Kazuhiko en 1958, puis se développe à partir de 1960, grâce au succès d’Alakazan, le petit Hercule d’Osamu Tezuka, et se popularise à l’échelon mondial durant les années 1970 et 1980, proposant des films très souvent adaptés d’un manga. L’approche est thématique, certains chapitres ou sous-parties étant dotés d’un titre cinéphile, comme « Le Dernier Samouraï », « La Monstrueuse Parade » ou « Les Enfants terribles », apportant une touche à la fois érudite et ludique à l’ensemble. Superbement illustré, l’ouvrage est un véritable festin visuel, qui scrute avec acuité les différentes tensions sociales, politiques et même écologiques, propres à une nation traumatisée par sa punition apocalyptique, infligée par les Américains en 1945, comme le montrent les conséquences du bombardement incendiaire au napalm sur deux enfants de Köbe dans Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata (1988). Traumatisme qui entraîna par la suite une forte réaction de survie, qui érigea la nature en un véritable sanctuaire à préserver coûte que coûte, comme dans Princesse Mononoké d’Hayao Miyazaki (1997), dont l’action, située à l’époque du Japon médiéval, se veut symboliquement très contemporaine. Ce parcours impressionnant de la japanimation évoque également les mutations radicales qui ont transformé le pays dans la deuxième moitié du XXe siècle, comme la métamorphose architecturale aliénante des gratte-ciel, dénoncée dans The Garden of Words de Makoto Shinkai (2013), la misère des bas-fonds d’une ville fictive qui ressemble beaucoup à Tokyo dans Amer béton de Michael Arias (2006) ou encore le harcèlement en ligne dans Belle de Mamoru Hosoda (2021). Sans oublier le monde des sentiments éternels, la nostalgie de l’enfance ou les premiers émois amoureux dans Souvenirs goutte à goutte d’Isao Takahata (1991), d’après le manga de Hotaru Okamoto et Yūko Tone, touchante création du studio Ghibli, grand producteur d’anime depuis 1985. Un ouvrage tout destiné pour celles et ceux qui, en 2001, avaient été emporté(e)s par Le Voyage de Chihiro de Hayao Miyazaki.
Michel Cieutat
Au pays des merveilles, trésors de l’animation japonaise
De Nathalie Bittinger, Gallimard, collection Hoëbeke, Paris, 2022.