Dans une œuvre arborescente, tout à la fois documentaire, fiction, essai, autoportrait, Arnaud « Paul » Desplechin « Dédalus » déclare son amour du cinéma, en une approche très phénoménologique.
Un petit garçon s’échappe d’un immeuble. Il en ouvre la porte, lève les yeux et dirige vers le ciel une visionneuse stéréoscopique. Quand il a fini de voir et de regarder les images, l’enfant sourit. D’un sourire simple et radieux. Paul Dédalus est ravi, littéralement.
Tout est signifié et signifiant, dès cette scène d’ouverture symbolique de Spectateurs!, qui apostrophe au sujet de l’expérience du cinéma selon Arnaud Desplechin : l’échappée de (chez) soi ; la porte ouverte sur un (autre) monde : le regard (élevé) vers la lumière ; le défilé (mouvementé) des images.
C’est l’image inaugurale d’une révélation, qui renvoie à la nature même des images, photographiques d’abord, puis cinématographiques, dans l’ordre chronologique de leur invention/apparition. Le cinéaste de soixante-quatre ans s’interroge avec le philosophe américain Stanley Cavell : « Qu’est-ce qui arrive à la réalité quand elle est projetée ? Elle scintille de signification ». Au cinéma, la révélation accomplit l’éblouissement.
Arnaud Desplechin, après s’être projeté sur l’écran au travers du jeune double de fiction de ses films, Paul Dédalus, ici dans l’émerveillement premier de la découverte de l’image, prend la parole, en voix off, sur l’origine de l’image cinématographique, son mouvement. La forme kaléidoscopique de Spectateurs ! est ainsi lancée, composite érudit et sensible de fiction, d’autobiographie et d’essai documentaire, qu’il associe tout du long à des fragments de films. En fond, son autoportrait. Le film risque la pensée complexe avec cet assemblage – « un labyrinthe », a concédé son auteur.
Le cinéaste y pose une question fondamentale, presque existentielle : que signifie « aller au cinéma » ? La salle de cinéma, dans Spectateurs !, n’est pas seulement le lieu utile des projections des films : c’est un espace de vie. Arnaud Desplechin, avec une acuité phénoménologique, saisit ces détails et en fait des éléments constitutifs de l’expérience cinématographique. Tout ne se joue pas à l’écran, même si l’expérience peut être celle d’un choc de vision. Dans une longue séquence consacrée à Claude Lanzmann et Shoah (1985), il affirme la radicalité, parfois, de cette expérience. Ce film a changé sa vie, lui a appris à quel point il est précieux et nécessaire d’être un spectateur.
La salle obscure, où l’on entre comme dans un espace quasi sacré, où il faut faire silence, en communion avec d’autres, est au cœur de Spectateurs ! L’éveil cinématographique du jeune Dédalus est une révélation presque mystique. Lors de sa première séance, guidé par la tendresse malicieuse de Françoise Lebrun en grand-mère passeuse, l’enfant découvre non seulement l’écran, mais l’ensemble du rituel qui l’entoure : la lumière vacillante du projecteur, les bruissements de la salle, les va-et-vient du monde à la périphérie de l’image. C’est dans ce prisme, à la fois sensoriel et spirituel, que Desplechin inscrit sa réflexion : aller au cinéma, c’est se perdre dans une autre réalité tout en restant éminemment présent à soi.
Il n’y a pas un seul Paul Dédalus dans Spectateurs!, mais quatre. Une figure démultipliée : Paul à six ans, quatorze ans, vingt-deux ans, trente ans. Joué successivement par Louis Birman, Milo Machado Graner, Sam Chemoul, Salif Cissé. Ils multiplient l’expérience de Desplechin et participent à l’idée fondatrice du film : le cinéma comme expérience plurielle, infiniment réfractée par les subjectivités. À cet égard, le pluriel est important dans le titre du film : il n’y a pas un type réduit de spectateur, archétypal, mais une infinité de spectateurs, de regards. S’écartant de lui-même, Arnaud Desplechin en sollicite quelques-uns, anonymes, qui témoignent face caméra, comme expérience arborescente.
Jo Fishley