Un premier film influencé par l’univers de Terrence Malick, mais néanmoins très singulier dans son traitement de l’enfance d’Abraham Lincoln. Un joyau honteusement écarté des écrans français depuis 2014.
Un beau film que l’un de ses producteurs, Terrence Malick, aurait pu réaliser lui-même, tant son contenu comme son contenant lui ressemblent. Et pour cause, le projet de consacrer un film à la jeunesse d’Abraham Lincoln est né alors que son futur réalisateur, A.J. Edwards, travaillait en tant que co-monteur d’À la merveille (To the Wonder, 2011), après avoir été key artistic consultant sur Le Nouveau Monde (The New World, 2005) et à nouveau co-monteur de Knight of Cups (2015). Il avait manifesté beaucoup d’intérêt pour le sujet et Malick, lui-même très motivé, préféra se limiter à la production du premier long-métrage de son fidèle collaborateur. Sa contribution ne fut d’ailleurs pas seulement économique, puisque Edwards reconnaît volontiers l’apport de Malick à la construction du scénario. Pour celui-ci, il s’inspira de sources fondamentales, comme There I Grew Up : Remembering Abraham Lincoln’s Indiana Youth du spécialiste de la jeunesse de Lincoln, William E. Bartelt et Lincoln’s Boyhood d’Eleanor Atkinson, recueil d’entretiens avec le cousin et camarade de jeu du futur président, Dennis Hanks, publié en 1908, dont on entend de nombreuses citations dans la narration off du film. Soucieux d’être au mieux informé sur cette époque, il consulta également beaucoup d’ouvrages présentant divers renseignements sur le Kentucky et l’Indiana, entre 1809 et 1826, où Abraham Lincoln vécut ses dix-sept premières années, ouvrages dus aux historiens Benjamin P. Thomas et David Herbert Donald, à la journaliste Ida Minerva Tarbell et au poète Carl Sandburg. Un ensemble de renseignements que le réalisateur s’efforça de visualiser en limitant le plus possible le recours aux dialogues.
Sous l’aile des anges (The Better Angels) est un film qui exige du spectateur une intense observation de faits rendus de manière exclusivement visuelle, accompagnés d’un environnement sonore et musical (Hanan Townsend) en parfaite unisson avec ceux-ci. On y voit une succession de plans très austères en noir et blanc, véritable hommage aux légendaires photographies de Lincoln, prises par Mathew Brady et Alexander Gardner. Des plans filmés au moyen de courtes focales, assurant une très grande profondeur de champ, par le chef-opérateur Matthew J. Lloyd, l’ensemble créant une représentation plus sensorielle, tellurique et spirituelle que réaliste de l’univers primitif des pionniers, soulignée par de nombreux mouvements de caméra, effectués à la steadicam. Une sorte d’envoûtement quasi mystique du spectateur, amené petit à petit à percevoir, dans le comportement de l’enfant Lincoln (Braydon Denney), la future politique humaniste de celui qui, non seulement sauva l’unité des U.S.A., en 1865, à l’issue de la guerre de Sécession, déclarée par les États sudistes, mais aussi émancipa, le 1er janvier 1863, les esclaves noirs de son pays (Edwards montre son protagoniste regardant passer des esclaves en fuite, rattrapés et enchaînés). Une attitude et des engagements consécutifs aux diverses adversités qui forgèrent le caractère de l’enfant, douloureusement frappé par la mort de sa mère, victime d’un empoisonnement, alors qu’il n’avait que neuf ans, puis profondément marqué par l’éducation très sévère de son père, fermier pauvre et laborieux (Jason Clarke), par l’arrivée d’une belle-mère aimante (Diane Kruger), qu’il rejeta d’abord et dont il apprécia tant la sollicitude qu’il la qualifia d’un touchant et reconnaissant « mon ange, ma mère » dans l’un de ses poèmes. Des épreuves qui développèrent en lui un haut sens de la résilience, de la tolérance et de la foi chrétienne. Des caractéristiques, effectivement, très proches du monde, thématique et esthétique, de Terrence Malick.
Un premier film sous influence, certes, et pas seulement celle de l’auteur de The Way of the Wind (The Last Planet, 2022), mais aussi celles de Welles et Kubrick (la profondeur de champ), de Godard (cf. les nombreux jump cuts), Satyajit Ray et Mizoguchi (magnificence des paysages) et de Bresson (le noir et blanc spiritualisé), mais, néanmoins, très original. Car, après Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, John Ford, 1939) et Abraham Lincoln (Abe Lincoln in Illinois, John Cromwell, 1940), il se révèle être le premier à traiter aussi amplement de l’initiation très douloureuse de l’enfant et de l’adolescent Lincoln, futur seizième président des États-Unis. Un film d’une grande beauté plastique, quasi musicale, présenté au Festival de Sundance et à celui de Berlin en 2014, et resté curieusement inédit dans les salles françaises, qu’il faut voir pour sa qualité première : son sobre récit, narré de bout en bout d’une manière essentiellement cinématographique. Un style aussi pur que celui du maître des origines du cinéma américain, David Wark Griffith, et que l’on retrouve dans son second opus, Aging Out, autre récit initiatique, cette fois allant dans le sens inverse de celui de Sous l’aile des anges, du mal vers un possible bien, film lui aussi absent de nos écrans depuis 2018.
Michel Cieutat