Les six films inédits en France et parfaitement restaurés de Kinuyo Tanaka, première cinéaste japonaise d’après-guerre, sortent enfin en salle grâce à Carlotta Films : un événement donnant à voir les récits et les visages de femmes inoubliables.
Kinuyo Tanaka, grande actrice japonaise au sommet d’une filmographie de plus de 250 films, a évolué sous le regard des cinéastes les plus éminents de son pays, tels Kenji Mizoguchi (dans Les Contes de la lune vague après la pluie, L’Intendant Sansho), Yasujiro Ozu (Une femme de Tokyo, Femmes et Voyous, Les Sœurs Munakata, Fleurs d’équinoxe) ou Mikio Naruse (Le Fard de Ginza, La Mère). Elle interprète cinq à dix films par an dans les années vingt jusqu’aux années quarante et devient si célèbre en son pays qu’elle est affublée du surnom de « mère du cinéma japonais ». Superstar unique en son genre, elle incarne des rôles de manière ininterrompue jusqu’en 1976, décédant l’année suivante.
C’est au début des années cinquante qu’elle décide de passer à la réalisation. Elle fait ses premières armes comme assistante de Mikio Naruse sur Frère aîné, sœur cadette. Son émancipation artistique est nourrie d’ambitions féministes, parallèlement à l’évolution du Japon, qui ouvrait progressivement ses institutions aux femmes.
En 1953, Lettre d’amour est son premier film et le premier d’une japonaise après la Seconde Guerre mondiale (succédant aux deux longs-métrages de Tazuko Sakane, seule réalisatrice nippone d’avant-guerre). Il est l’adaptation d’un roman populaire de Fumio Niwa : à la suite de sa démobilisation, Reikichi est hébergé par son jeune frère. Discret et amer, il vit dans le souvenir torturé de sa bien-aimée Michiko, qu’il recherche en vain depuis cinq ans. Devenu écrivain public en anglais, il aide des Japonaises à contacter leurs anciens amants, tous GI’s américains, pour leur réclamer de l’argent. Un jour, il retrouve Michiko, qui, elle aussi, a besoin d’une telle lettre…
Extrêmement bien entourée des célébrités de l’époque (Masayuki Mori, Yoshiko Kuga, Jūkichi Uno), Kinuyo Tanaka interprète un second rôle décapant de prostituée dans son propre film et navigue au gré d’une narration quelque peu hésitante, tiraillée entre le néoréalisme et le mélodrame : d’un côté, la cinéaste décrit avec brio et objectivité les difficultés quotidiennes des personnages, leurs besoin de reconstruction matérielle et psychologique, leur nécessité de travail dans le cadre d’une misère sociale d’après-guerre plombante, tandis qu’elle dessine en même temps un drame amoureux assez pathétique, s’appesantissant parfois avec excès sur la frustration morale de son héros. Il n’en demeure pas moins que le spectateur découvre l’attrait prononcé de Kinuyo Tanaka pour les caractères féminins hétérogènes, et son goût d’en décrire les différences et les similitudes via de petits détails au réalisme cru, façonnant leurs attitudes joyeuses et spontanées, mais aussi douloureuses et grimaçantes. Le cadre de l’image est infiniment soigné, il joue d’avant-plans et de sous-cadres comme pour signifier avec délicatesse l’ouverture des personnages à de nouveaux horizons ou, au contraire, leur emprisonnement. Les thèmes récurrents propres à la vision du monde que Kinuyo Tanaka développera dans ses œuvres suivantes sont déjà présents dans Lettre d’amour : l’espérance d’une destinée féminine dans le carcan d’une société patriarcale étouffante ; la confrontation des femmes entre elles ; le regard des hommes (mais aussi celui des femmes) sur le corps féminin jugé bien souvent à la va-vite comme « pur » ou « impur » et qui, de ce fait, conditionne son droit à l’existence ; le désir des femmes face à la pudeur et au poids des traditions ; la prostitution comme conséquence de la pauvreté et de la Seconde Guerre mondiale dévastatrice.
Kinuyo Tanaka rencontre par la suite des difficultés à poursuivre sa carrière de réalisatrice. Elle se brouille avec Kenji Mizoguchi en lui annonçant son projet de réaliser un deuxième film (“Pas la peine. Ce n’est pas la peine.”, lui dira le Maître), mais elle peut compter sur Yasujirō Ozu et Keisuke Kinoshita, qui lui offrent le scénario de La lune s’est levée. Famille, mariage, relations parents-enfants sont au cœur de cette histoire que Kinuyo Tanaka va tourner du point de vue des femmes, focalisant beaucoup sur le personnage tout feu, tout flamme de Setsuko incarné par Mie Kitahara, symbole d’une jeunesse fraîche, exubérante, impulsive, en réaction à la société corsetée et vieillissante d’après-guerre qu’elle subit. La cinéaste interprète, là encore, un petit rôle discret de domestique de la famille, montrant à quel point, toute superstar qu’elle est, elle sait se placer avec humilité au service du jeu. Le film a pour valeur l’exploration sociologique des sentiments amoureux dans le contexte du Japon en pleine transition. Tanaka réussit de manière particulièrement émouvante à capter l’aspect bancal de cette mutation chez les femmes : encore dominées par les hommes, celles-ci les suivent toujours un pas en arrière et tête baissée, observant le cérémonial intangible des traditions, tandis qu’elles sont appelées à relever le regard en pleine conscience de leur indépendance naissante.
Tour de force, la cinéaste tourne la même année (1955) son film le plus accompli en tant que réalisatrice : Maternité éternelle. Ce troisième long-métrage en noir et blanc est consacré à la vie de la poétesse japonaise Fumiko Nakajo, morte d’un cancer du sein à trente et un ans. Le pessimisme, la cruauté et la tragédie sont au centre de ce récit écrit par la collaboratrice de Naruse, Sumie Tanaka. L’évolution du personnage (incarné par la géniale Yumeji Tsukioka) tient du concept de métamorphose et de l’étrangeté ; elle passe du statut de femme docile et trompée à celui de poète marginale, bannie et amputée. Devenue différente des autres femmes, Fumiko évoque le thème de la monstruosité sociétale, perçue comme peuvent l’être aussi les prostituées. De nombreuses scènes d’une beauté fracassante, faites d’encre et de lumière, impriment la rétine du spectateur. Tanaka y fait preuve d’une puissance d’évocation jusqu’alors insoupçonnée, flirtant avec une liberté déconcertante pour l’époque dans l’art de restituer la sensualité de son héroïne alitée, ainsi que son désir pour l’homme dont elle est éprise. Par ce geste cinématographique plein de modernité, Maternité éternelle apparaît comme l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma.
À l’issue de ce tournage, Kinuyo Tanaka poursuit sa carrière d’actrice en tournant pas moins de vingt films (dont le plus souvent en tête d’affiche), tels Au gré du courant de Mikio Naruse (1956), La Tristesse est aux femmes de Kaneto Shindō, La Ballade de Narayama de Keisuke Kinoshita (1958), Fleurs d’équinoxe de Yasujirō Ozu (1958), Une histoire d’amour de Naniwa de Tomu Uchida (1959) ou encore Tendre et folle adolescence de Kon Ichikawa (1960).
Pour son quatrième long-métrage en tant que réalisatrice, attirée par les portraits de femmes aux destins brisés, Kinuyo Tanaka s’empare des mémoires de Hiro Saga, épouse du frère cadet de Puyi, dernier empereur de la dynastie Qing pour La Princesse errante (1960), film historique somptueux, en couleur et en CinemaScope. On y retrouve le thème passionnant du désir contrarié par le carcan d’une époque et de sa caste dominante, aussi luxuriant soit-il. Ryuko, jeune fille de l’aristocratie, est choisie en 1937 pour épouser le frère de l’empereur de Mandchourie sous occupation japonaise. Devenue princesse, elle semble s’habituer à sa nouvelle vie, mais la guerre avec les Soviétiques gronde. Dès lors, il lui faudra prendre la fuite aux côtés de l’impératrice. Si la production de ce film à grand spectacle centré sur une femme est déjà une réussite en soi, il démontre la capacité de Kunyo Tanaka à maîtriser l’un des plus gros budgets de son temps, menant avec succès une reconstitution historique d’ampleur, comprenant des scènes de batailles généralement dévolues à des cinéastes masculins. En somme, elle accomplit ici un exploit d’une qualité exemplaire, digne de David Lean ou de Luchino Visconti.
En TohoScope (réponse au CinemaScope décliné par les Toho Studios) et en noir et blanc, La Nuit des femmes (1961) est un plaidoyer féministe tout à fait étonnant, courageux et émouvant. L’histoire est celle de Kuniko, qui, en raison des nouvelles lois interdisant les maisons closes et la prostitution au Japon, réside dans une maison de réhabilitation pour anciennes prostituées. Elle trouve un travail dans une épicerie dont elle finit par s’enfuir, constamment harcelée par les hommes qui l’entourent. Elle atterrit dans une usine, où elle devient la bête noire d’une bande d’ouvrières jalouses de son bagout et de son esprit frondeur. Puis semble trouver enfin le bonheur comme employée dans une pépinière… Sur un tel scénario, Kinuyo Tanaka n’échappe pas à la conception morale illusoire – très « tendance » à cette époque – du sacrifice de son héroïne pour trouver la paix intérieure ; mais son film témoigne d’un esprit de révolte sain et iconoclaste. Son personnage Kuniko s’adressant notamment à la directrice du centre anti-prostitution en ces termes : « Pourquoi est-ce mal de vendre son corps ? On vend ce que les hommes veulent. Vous vendez bien votre temps et votre cerveau pour un salaire. »
Produit par une société de production indépendante, le Ninjin Club, fondé par les actrices Keiko Kishi, Yoshiko Kuga et Ineko Arima pour préserver la liberté de travail des acteurs face aux contraintes des grands studios, son dernier film est en couleurs : Mademoiselle Ogin (1962) est adapté du roman Ogin-sama de Kon Toko, replongeant le public dans le mélodrame et la tradition nippone, à l’instar des films en kimono de Kenji Mizoguchi. Ogin est la fille d’un maître de thé, une petite porcelaine fragile dans un monde d’hommes brutaux aux règles intangibles. Kinuyo Tanaka capte les affres de la sensibilité à fleur de peau de son héroïne et ses aspirations romantiques bien cachées, elle dont la naïveté revendique le droit à un amour pur et sentimental. Cruauté et supplices s’abattent sur elle : contrainte et livrée à un homme qu’elle ne désire pas, sa vie se transforme dès lors en voie sans issue… Au détour des costumes et des décors mirifiques, un drame tordu, intime, empli de pudeurs, se joue devant nous. Sa résolution morbide, donnant à constater un pan entier de la culture japonaise dans son rapport au monde, émeut le spectateur au plus profond.
Après ce dernier film réalisé, l’immense carrière de Kinuyo Tanaka décline doucement. Elle tourne des seconds rôles en tant qu’actrice au cinéma et pour la télévision. Elle fait un ultime come-back remarqué en 1974 avec Sandakan N° 8 de Kei Kumai en remportant à cette occasion l’Ours d’argent de la meilleure actrice à la Berlinale en 1975.
À l’exception de Lettre d’amour, son premier film présenté en compétition à Cannes en 1954, la cinéaste est restée totalement dans l’ombre aux yeux de l’Occident.
Avant de réaliser son premier film, Kunyo Tanaka avait osé dire : « Maintenant qu’il y a également des femmes élues au parlement japonais, j’ai pensé que ce serait une bonne chose qu’il y ait aussi au moins une femme réalisatrice. »
Aujourd’hui, c’est le cinéma tout entier qui lui dit merci.
Olivier Bombarda