Œuvre chorale portée par l’extraordinaire Irène Jacob, Shikun est un immense film de la déambulation, où se croisent et s’interpellent les langues comme les désespérances. C’est aussi une fulgurante relecture du Rhinocéros de Ionesco, entre thriller philosophique et film de monstre.
Comment ne pas céder à la terreur, ni même à l’attraction du populisme destructeur lorsque s’effondre presque tout ce qui relève de l’humanité ?
Début 2023, des milliers d’Israéliennes et d’Israéliens descendent dans les rues pour protester contre la tentative de réforme du système juridique par Benjamin Netanyahou et son gouvernement d’extrême droite. Certains font même la grève de la faim. L’enjeu est crucial, car il s’agit de lutter contre l’hégémonie des pratiques et lois racistes, qui menacent plus encore la possibilité d’une coexistence pacifique entre Palestiniens et Israéliens. Ce mouvement de contestation, qui a duré six mois, est la plus longue dans l’histoire du pays. Puis le 7 octobre est arrivé et le pire advint. Le film fut réalisé bien avant cette funeste guerre, et pourtant, il est impossible de ne pas le relier à cette tragédie.
Né à Haïfa en 1950, Amos Gitaï est tout autant cinéaste que dramaturge et artiste visuel. Il occupe une place unique dans le cinéma contemporain, dans la lignée de Sergei Paradjanov, Patrice Chéreau ou Peter Brook, pour ne citer que quelques exemples d’artistes qui, par la scène et le cadre cinématographique, questionnent autant le récit que l’Histoire, où leurs recherches formelles relèvent de l’éthique.
Les relations entre le théâtre et le cinéma sont si fécondes et multiples qu’il s’agirait ici de comprendre que Shikun n’est pas une adaptation cinématographique de la pièce de Eugène Ionesco. Il s’agirait plutôt d’une subtile vampirisation qui s’opère sur un corps, celui de la comédienne Irène Jacob, infectée par des puissances toxiques.
Qu’est-ce que ce « Shikun » ? En hébreu, cela désigne une HLM et, à un phonème près, en arabe, « Shkun », « c’est qui ? » Deux termes quasi identiques reliés à l’espace urbain et à l’identité. Voilà la matière de ce film tourné dans un immeuble désaffecté, où des femmes, des hommes et des enfants se croisent, ensemble ou séparément, sans vraiment se voir ni s’écouter. Parfois, des alliances se font, des silences se partagent, des écoutes et des chants se vivent ensemble. Parmi cette assemblée humaine, un corps féminin se détache, et ce, dès le début. Qui est cette femme ? Est-ce une seulement une actrice ou un personnage ? La narratrice ou l’alter ego du cinéaste Amos Gitaï ?
Peut-être tout cela et sûrement plus, tant sa parole et son débit se transforment devant nous. S’adresse-t-elle à nous spectateurs de cinéma ou à la société israélienne, composite et si complexe par ses multiples identités et filiations ? Elle parle, se parle, nous parle, elle s’inquiète, elle nous alerte d’un hors-champ qui s’approche, de plus en plus menaçant. Qui sont ces humains qui lui font si peur ? Eux, nous ? Le colon israélien ou l’islamiste radical ? Le gouvernement de Benjamin Netanyahou et ses acolytes criminels ou la société civile complice ?
Est-il vraiment trop tard face à la contamination de la terreur qui la ronge et la dévore peu à peu, coincée qu’elle est dans cet espace dont personne ne semble pouvoir s’échapper…
L’architecture est un motif récurrent à l’œuvre chez Amos Gitaï, aussi bien dans ses films que ses installations, où le spectateur se retrouve plongé dans un dédale travaillé autant par la guerre que la vie. Ici, ce sont de longs travellings qui balaient et scrutent l’espace ouvert et confiné d’un immense immeuble moderne abandonné, aux nombreux détours et niveaux. Le film fut entièrement tourné dans un bâtiment emblématique du logement social à Beer-Sheva, dans le sud du pays. C’est un espace urbain fait de béton et couvert de graffitis, où la lumière artificielle dénude plus encore la solitude du lieu. Le travail du chef-opérateur Éric Gauthier est remarquable ; il a su accompagner le cinéaste dans cette épure, où les corps, notamment ceux des femmes et des enfants, sont regardés avec une fluidité qui relève ici de l’espoir. Seule voie possible, alors même que tout semble les condamner à disparaître.
Si les hommes ne cessent de divaguer, leurs discours de colons technocrates, habités qu’ils sont par le désir d’occuper plus encore les terres, les femmes, par leurs silences, leurs chants, et surtout leurs lucides alarmes, s’opposent à cette inéluctable férocité qui pourrait tout détruire.
Mais alors, que reste-il à faire si la menace que nous avons enfantée dévore tout ? Faut-il encore croire à l’agora humaine, ici de cette société israélienne qui parle dans plusieurs langues (hébreu, arabe, russe, yiddish et français) ? Surtout lorsqu’elle ne semble plus pouvoir s’entendre ni même s’écouter ?
Depuis de nombreuses années, à travers ses films, Amos Gitaï semble nous dire qu’un seul récit doit plus que tout continuer à être raconté, filmé, mis en scène, exposé : celui d’une coexistence pacifiée, où n’existe plus jamais de vocable ni de loi qui désignerait l’autre (et quel Autre !) comme étranger, alors même qu’il est ontologiquement présent, lié à lui. L’autre, l‘Arabe, cet « Étant ».
Nadia Meflah