En octobre 2017, le New York Times publiait l’enquête de Jodi Kantor et Megan Twohey sur les agissements, à Hollywood, du serial agresseur sexuel Harvey Weinstein. À peine cinq ans plus tard, sous la direction de Maria Schrader (Unorthodox), Carey Mulligan et Zoe Kazan portent avec une justesse sans faille ce film classique mais implacable, retraçant les étapes de l’enquête qui valut à ses autrices le prix Pulitzer et fut à l’origine du mouvement #MeToo.
Il y a ce titre. « She Said » est une référence à l’expression « he said / she said » employée avec légèreté pour disqualifier les accusations de harcèlement sexuel sans témoin. Il y a ce casting. Carey Mulligan (Promising Young Woman, Une Éducation, Drive) et Zoe Kazan (The Plot Against America,The Big Sick) se sont rencontrées en jouant ensemble La Mouette, à Broadway, en 2008. Devenues amies, elles se sont retrouvées sur Wildlife en 2018, coécrit par Zoe Kazan et réalisé par Paul Dano. Autour de ces deux figures de proue, She Said réunit des interprètes d’exception.
Il y a cette réalité qui dépasse la fiction. Les Hommes du président se penchait sur le scandale Watergate révélé par les journalistes du Washington Post. Spotlight mettait au jour les innombrables agissements perpétrés par des prêtres pédophiles et sciemment couverts par l’Église aux États-Unis. The Post racontait le vaste complot gouvernemental visant à garder secrètes les exactions commises pendant la guerre du Vietnam. She Said appartient à cette famille de films, construits à partir d’événements réels, reconstitués pour donner à voir et à comprendre les étapes d’une enquête journalistique ou juridique. La scénariste Rebecca Lankiewicz déroule méthodiquement les étapes de l’enquête ardue de Jodi Kantor et Megan Twohey : après presque deux ans d’investigations, les deux journalistes du New York Times ont, les premières, officiellement révélé les agissements de Harvey Weinstein, patron de Miramax. She Said s’en tient aux faits. Le scénario est fidèle à la réalité à 95 %. La vérité de She Said, mise en exergue dans la foulée par le mouvement #MeToo, est une vérité qui continue aujourd’hui à provoquer incompréhension et remous : en matière de violences contre les femmes, c’est tout le système qui protège les agresseurs.
« Let’s interrogate the whole system ».
Il y a ce scandale, celui d’une génération, ses répercussions, et tout ce que ce film souligne. Tout autant que les prémices de l’affaire Weinstein et la culture du silence, She Said explore l’éthique journalistique et la pugnacité professionnelle des reporters du New York Times. La bascule de l’enquête intervient lorsque leur sujet prend toute son ampleur : en questionnant le système dans son entièreté, l’équipe du New York Times décide de passer à la loupe la culture du silence complice de toute une industrie, au-delà des agissements de celui qui régna sur le cinéma indépendant, et terrorisa des femmes, souvent très jeunes, pendant presque trois décennies.
Il y a la mise en scène. Dans un New York rendu froid, vidé de sa dimension glamour, la directrice de la photographie Natasha Braier (Neon Demon, Rover, et d’innombrables clips spectaculaires) isole des femmes parmi d’autres, anonymes, comme pour mieux rappeler leur solitude, même lorsqu’elles sont entourées. Les cadres, très larges au début du film, se resserrent progressivement, témoins de la solidarité et de la proximité qui naissent entre elles et, surtout, de ce qui les relie. Les agressions racontées, jamais montrées, sont autant de coups de poing. Les deux reporters sont championnes du multitasking, mais She Said met en scène, aussi et avec une subtile objectivité, les rôles d’alliés essentiels à l’enquête : leurs rédacteurs en chef du NY Times, d’abord (Patricia Clarkson, toujours brillante, et Andre Braugher, parfait comme d’habitude, et qu’on aimerait voir plus), prêts à les envoyer au bout du monde pour obtenir les témoignages ; leurs maris, qui les soutiennent, sans ostentation, assumant naturellement et sans effort leur part dans les quotidiens familiaux.
La seule faiblesse du film tient peut-être aux quelques flash-back qui morcellent le récit. Mais ils servent à montrer la jeunesse des victimes de l’ogre tout-puissant et les failles béantes qu’il a laissées derrière lui. Mention spéciale à la scène du couloir, extraordinaire. Et à Samantha Morton, glaçante. Il y a, pour finir, cet excellent film qui mérite d’être vu, d’être écouté, d’être compris, pour que celles qui ont osé prendre la parole alors qu’elles l’avaient perdue – et qu’elles avaient tout à perdre – soient enfin entendues, et que le système, désormais mis au jour, soit mis à bas.
Mary Noelle Dana