En enchevêtrant six nouvelles du célèbre auteur japonais Haruki Murakami pour les transformer en une seule histoire, Pierre Földes extrait avec délicatesse la substantifique moelle d’une œuvre poétique et surnaturelle. Hélas, le caractère froid de l’ensemble freine l’accès à une rêverie totale.
En une séquence inaugurale, Saules aveugles, femme endormie évoque l’inconscient collectif d’un peuple en proie à un drame en ne se concentrant que sur l’un d’entre eux, Komura. Tandis que le jeune homme descend un escalier étroit et traverse un couloir obscur, le plafond s’effondre sur lui et l’extirpe de son sommeil. Komura se réveille alors, apeuré.
Il s’en sera fallu de peu pour qu’il ne s’efface complètement dans la pénombre de son propre cauchemar. Non sans rappeler les personnages des tableaux de l’artiste contemporain Djamel Tatah, Komura est ramené à sa chair par un simple trait blanc entourant son corps et le distinguant de son environnement.
On devine aisément que les autres personnages de ce film d’animation choral ont dû faire le même genre de cauchemar cette nuit-là. En effet, la scène suivante nous apprend qu’un tremblement de terre effroyable, déclenchant le tsunami de Tohoku survenu en 2011, vient d’ôter la vie à d’innombrables Japonais.
Pour Komura, il s’agit manifestement de mettre en lumière une inquiétude existentielle plus installée et confuse. Quitté sous prétexte qu’il serait « une bulle d’air » – vide à l’intérieur -, il se révèle aussi perdu dans sa vie que son ex-compagne Kyoko et Katagiri, un collègue de bureau. Bien qu’intégrés dans la société, ces trois personnages clés du récit sont des solitaires égarés, reclus dans leur imaginaire, dans leurs pensées et souvenirs passés. La probabilité d’une nouvelle catastrophe sismique, les menaces de licenciement, l’apparition d’une grenouille ninja ou la recherche d’un chat perdu ne sauront pas bien longtemps les détourner de leur intériorité.
À leur décharge, l’extérieur, ici, n’est guère enviable. Tokyo nous est en effet présentée comme une ville sans charme, où la contemplation des nuages et de l’horizon n’est possible qu’en jardin pavillonnaire.
Même si l’hermétisme de leurs personnalités complique l’attachement du spectateur à leur égard, leurs secrets et douleurs enfouis attirent l’attention. Aussi frustrante qu’elle constitue un tour de force sur le plan artistique, cette ambivalence se présente en vérité comme étant l’enjeu central de l’œuvre.
En employant les potentiels techniques de l’animation, Pierre Földes explore avec acuité les frontières entre le verbal et le non-dit, la réalité ordinaire et l’imaginaire. Tandis que la fiction en prises de vues réelles s’était déjà intéressée aux écrits de Haruki Murakami pour leur caractère cinématographique (Drive My Car de Ryūsuke Hamaguchi et Burning de Lee Chang-Dong), Saules aveugles, femme endormie s’appuie sur la fantaisie propre au genre animé pour montrer à l’écran l’irrationnel – un saumon volant, une grenouille qui parle et plus généralement, un imaginaire qui prend vie.
Pour cause, les manifestations de la part invisible de Komura, Kyoko et Katagiri forment le sel de cette histoire. Outre les traditionnels flash-back et séquences oniriques, Pierre Földes innove à partir d’un procédé visuel jouant avec la notion de transparence. Selon l’indifférence ou l’attention que suscite un personnage chez un des héros, celui-ci tend à s’estomper ou au contraire à s’opacifier. Grâce à une bande sonore atmosphérique et vaporeuse composée par le réalisateur, cette impression de flottement hante de manière séduisante le long-métrage. D’une certaine manière, l’étrangeté devient l’habituel.