Sátántangó de Béla Tarr édité par Carlotta Films est un événement : ce chef-d’œuvre sombre et bouleversant d’une durée exceptionnelle (sept heures vingt minutes, divisées en trois parties) est à portée de main pour la première fois en Blu-ray.
Ils sont nombreux à avoir connu le choc de Sátántangó (1991-1994) : Jim Jarmush, Gus Van Sant (son Gerry lui doit beaucoup), Martin Scorsese, Susan Sontag… Tous ont loué le génie de ce film avec l’assurance d’avoir découvert un immense cinéaste : Béla Tarr. Voir Sátántangó est en premier lieu une expérience saisissante : les images en noir et blanc, charbonneuses, intenses, frappent l’œil dans leur manière somptueuse de sculpter et de déréaliser la matière et les visages ; de longs travellings infinis, circulaires, éprouvants, quasi hypnotiques, circonscrivent des huis clos dans des espaces réduits aussi crasseux qu’harmonieux et, au gré de déluges météorologiques, suivent les trajets des personnages sur la vaste étendue de la plaine hongroise. L’espace sonore est à couper le souffle : du glas sombre venu de clochers lointains jusqu’aux zigzags des mouches infernales, il marque l’œuvre de son empreinte, encore magnifiée par les harmonies cafardeuses de Mihály Vig, célèbre musicien post-punk hongrois, qui accompagne le réalisateur depuis Almanach d’automne (1984).
Dans un hameau en décrépitude harcelé par la pluie, le vent et la boue, les habitants fomentent leurs intrigues misérables. L’enjeu est une importante somme d’argent, qui pousse les receleurs à prendre la fuite tandis qu’à l’horizon, une menace gronde : on murmure le retour d’ Irimiás d’entre les morts (splendide Mihály Vig, acteur pour l’occasion), chef de gang ténébreux aux allures de messie et de gourou politique, enclin à mettre de l’ordre dans ce chaos… Confinée en périphérie, la figure d’un savant, voyeur et alcoolique, le corpulent Docteur (Peter Berling), observe au travers de sa fenêtre sordide tout ce petit monde crapoteux, consignant le moindre fait et geste dans ses registres. Il est l’exact opposé d’Estike (Erika Bók), fillette de dix ans aussi crottée qu’innocente, dont le spectateur gardera une image indélébile : sa frêle silhouette trempée jusqu’à l’os sous la pluie, le cadavre de son chat sous le bras. Cette métaphore sur la nature animale de l’homme, conclusion à une longue lutte cruelle de la petite avec son félin, condense l’un des thèmes chers à Béla Tarr et László Krasznahorkai, écrivain du roman éponyme, scénariste et indéfectible collaborateur du cinéaste depuis Damnation (1987).
Dans les compléments à l’édition Blu-ray, Damien Marguet (maître de conférences à Paris VIII) donne une large palette d’interprétations sur le contexte et le processus créatif de Sátántangó. Il évoque ainsi la dichotomie du récit des personnages paraissant hors du temps, des oubliés de l’Histoire, en réalité précisément ancrés dans la déliquescence de la République populaire hongroise de la fin des années 1980. Plongée métaphysique mêlée de poétique mystique, Sátántangó transmet également une vision critique du discours politique – la harangue d’Irimias aux villageois en est emblématique -, parvenant à une forme d’illumination. Face à l’absurdité circulaire du monde et de la vie, l’acte de création fictionnelle et artistique est la seule échappatoire. Sátántangó en fait lui-même la démonstration, celle d’une équipe fusionnelle au travail, un cercle familial d’artistes en résistance conjuguant leurs arts : Béla Tarr, László Krasznahorkai, Mihály Vig, Ágnes Hranitzky (monteuse, coréalisatrice et femme de Béla Tarr), Gyula Pauer (directeur artistique) et Gábor Medvigy (chef-opérateur). Film culte, Sátántangó le restera.