« Il faut prendre le risque d’être soi-même. »
Singulière et délicate, Sara Giraudeau suit son petit bonhomme de chemin. Avec ses airs de ne pas y toucher, elle peut tout jouer. Elle est splendide en femme prête à tout pour devenir mère dans Le Sixième Enfant de Léopold Legrand.
Il y a sa silhouette gracile, cette petite voix perchée, ce joli minois, et la ressemblance troublante avec ses célèbres parents (Bernard Giraudeau et Anny Duperey). Il y a sa versatilité, ses débuts au théâtre dans Shakespeare ou Anouilh, sa timide percée au cinéma et puis l’accomplissement, enfin, en 2015, grâce à la série d’Éric Rochant, Le Bureau des Légendes ; elle y incarne Marina Loiseau, dite Phénomène puis Rocambole, et elle est plus que parfaite en agent de la DGSE, frêle polytechnicienne se coulant dans le rôle d’une sismologue parlant farsi. Il y a sa présence toujours juste, souvent bluffante, parfois drôle, le plus souvent bouleversante. Mais qui est vraiment Sara Giraudeau, 37 ans, des yeux bleus et un rire d’enfant dans une tête bien faite ? Peut-être une vieille âme qui dit qu’elle ne vit pas à la bonne époque doublée d’une actrice à l’instinct surréel…
Elle vous accueille comme si elle vous connaissait déjà, dans cette suite d’hôtel parisien où elle navigue d’une chambre à l’autre pour répondre aux questions des journalistes lors de la journée presse du film Le Sixième Enfant de Léopold Legrand. Elle se pose sur le canapé rebondi, jean « pattes d’éph » à empiècements colorés et manteau long en velours très années 70, son sourire s’élargit, elle braque ses yeux azur dans les vôtres. Elle semble fière de ce premier long-métrage (elle choisit souvent des premiers films) et de son personnage, Anna, femme prête à tout pour devenir mère. « La maternité est un sujet très très important pour moi, qui me bouleverse profondément. Et l’écriture de Léopold me plaisait beaucoup : traiter cette histoire comme un thriller apporte quelque chose qui relève plus de l’humain. La fiction dépasse la réalité. J’adore aimer passionnément mon personnage, comprendre Anna dans sa douleur viscérale ; mais il est important qu’elle reste mystérieuse, y compris pour moi. Notamment quand sa détermination l’emmène trop loin, la fait flirter avec le danger. »
Sa voix si particulière, flûtée et juvénile, qui personnifie aussi bien Caroline, la tortue amoureuse du cocker dans Boule et Bill (2013) d’Alexandre Charlot et Franck Magnier, d’après la BD de Roba, qu’elle assoit l’autorité professionnelle de Pascale, la vétérinaire pragmatique sœur de Swann Arlaud dans Petit Paysan (2017) de Hubert Charuel, est plus grave dans Le Sixième Enfant. Elle acquiesce, réfléchit un temps. « J’ai une voix assez modulable, et je ne la travaille pas du tout, je la laisse faire. Mais je pense qu’en fonction du personnage et de la façon dont je me positionne à l’intérieur, elle varie. Par exemple, dans La Page blanche (2022) de Murielle Magellan, ma voix monte un petit peu parce que mon personnage, Éloïse, est une enfant perdue. Chez Anna, la souffrance et l’obstination m’ont fait peut-être inconsciemment baisser d’un ton. » Car elle dit ne rien décider, ne pas annoter ses scénarios, mais seulement lire, et relire et puis relire encore. Pour elle-même, sans jamais déclamer et encore moins devant un miroir. Pour que, les mots aidant, petit à petit, le personnage apparaisse sans même qu’elle s’en rende compte. Elle rit : « Mon mec, lui, s’en aperçoit. Alors que je préparais la série en huit épisodes d’Éric Rochant, Tout va bien, et que je ne faisais que lire les scénarios, un matin il m’a dit : « Ça y est, tu es Marion ! » ; et moi j’avais l’impression d’être la même. Mais il avait noté un détail vestimentaire, un changement de coiffure ou d’attitude, une intériorité. Et en fait, il avait raison. Mais de mon point de vue, c’est mental et très inconscient. Le personnage vient doucement s’immiscer, comme une amie qui rôde. » Cela s’appelle l’instinct. Et Sara Giraudeau n’en manque pas plus que de désir et de passion. « Ce que j’aime dans ce métier, c’est de voir comment la fiction d’un scénariste ou d’un réalisateur peut transcender ce qu’il a besoin de dire. L’imaginaire transforme ce qui, à la base, est un questionnement du monde. Et pour le comédien, ça permet d’exorciser beaucoup de choses : des émotions, des peurs… Mon bonheur d’actrice, c’est d’arriver à offrir la personnification de ce que cherche à dire un réalisateur. »
Ses longues mains blanches volent dans les airs, elle semble attraper les mots qu’elle jette, jongler avec eux comme l’artiste inclassable qu’elle est : moitié clown, moitié funambule. Elle avoue volontiers avoir été attirée, très jeune, par le comique, le burlesque, mais avoir déchanté assez vite, car les scénarios qu’on lui propose, souvent, ne lui plaisent pas. « J’étais clown, enfant. Et, quand j’ai commencé les cours chez Périmony, j’étais très intéressée par le clown. Pour moi, c’est un mélange d’émotion extrêmement dense, on pense que c’est juste pouët-pouët et nez rouge, mais pas du tout : le clown développe une fantaisie pour combattre une douleur. Dans La Page blanche, il y a ce mélange ; le dramatique est très présent, mais la fantaisie prend le dessus et devient une arme ; et c’est cette dualité, la contradiction entre les deux qui est belle. Dans ma vie d’actrice, le dramatique a pris une place plus importante depuis Le Bureau des Légendes (2015/2020), parce que, tout à coup, les réalisateurs ont vu que je n’étais pas seulement un petit oiseau rigolo. Mais si je pouvais alterner les deux, je serais la plus heureuse des actrices. »
Jadis, le petit oiseau rigolo fut aussi taxé d’une allure « trop 1940 ». Sara Giraudeau en rit encore, même si cette phrase, alors qu’elle avait 20 ans, l’a médusée. Elle qui se rêve ni vieillotte ni moderne, mais plutôt « hors temps » est aussi concernée par une époque qu’elle trouve « sans charme, violente, rectiligne, sans nuances… ». « C’est pour ça que je n’ai pas de réseaux sociaux, par exemple : si vous voulez me rendre totalement dépressive, obligez-moi à aller sur les réseaux sociaux ! Je perds certainement quelque chose, mais c’est une vraie décision de ma part. Pour rester vivante. Aujourd’hui, il y a trop de tout, on étouffe, on se noie. J’ai peur que ça nous fasse perdre l’envie, la créativité. Je crains l’usure. » On s’alarme un peu de la voir si défaitiste à son âge, mais elle se reprend aussitôt. « Bien sûr, il faut, dans sa vie, garder une vivacité, un espoir. Ce métier est magnifique, et si je déplore la façon dont le monde fonctionne, je sais aussi que j’ai une chance monstrueuse. J’étais prête à abandonner l’idée de faire du cinéma parce que le théâtre me gâtait et puis j’ai lâché un truc. Tout le monde me disait qu’il fallait que je garde les cheveux longs pour que les réalisateurs puissent se projeter et gnagnagna. Et un jour, j’ai dit : « Merde, et moi, qui je suis ? » Si ce métier, c’est rentrer dans des vies différentes, il faut rester qui on est, sinon comment voulez-vous qu’un réalisateur se projette sur moi si je suis déjà en train de jouer un rôle ? Je ne suis pas quelqu’un qui peut faire semblant. Et donc je me suis coupé les cheveux et c’est à ce moment-là que les belles propositions sont arrivées. Parce qu’il faut prendre le risque d’être soi-même. »