Fiction ? Documentaire ? Il y a une inventivité extrême dans la proposition d’Alexe Poukine. Son dispositif cinématographique, comme on l’appelle formellement, permet un nombre de grilles de lecture vertigineux et nous offre autant de questions que de réponses.
Ada Leiris a vécu, puis mis en mots une agression sexuelle dont les contours trop flous, éloignés des idées reçues sur le viol, soulèvent des questions innombrables. Tel est le point de départ de l’aventure que la réalisatrice Alexe Poukine nous soumet avec délicatesse. La fulgurance du dispositif réside dans la mise en scène. Ava est incarnée par d’autres qu’elle-même, dont un homme. On devine, avant d’en avoir la confirmation, qu’il et elles portent leur propre vécu traumatique. S’il devient impossible d’identifier la vraie Ada, le miracle tient surtout à l’épaisseur, à la profondeur de sa caractérisation, sans victimisation aucune. Ce que Sans frapper révèle, c’est à la fois l’abysse et l’abîme du traumatisme d’ordre sexuel, que l’on sait aujourd’hui des doutes, de la suspicion, de la culpabilité, de la honte aussi, qui viennent accentuer, voire stigmatiser le viol.
Questionner le désir, la peur, le consentement, la complexité des expériences et des émotions… À travers le texte autant qu’au fil des interprétations, souvent brillantes, toujours sensibles, mais aussi des commentaires, des confidences, des réflexions que partagent chacun des protagonistes avec la réalisatrice, se dessine l’universalité et l’aberration des violences sexuelles, de leurs contextes, de leurs conséquences et de leurs échos, qui traversent le temps et souillent notre humanité. Mais plus prosaïquement, Sans frapper explore la magie du jeu d’acteur, le travail exploratoire nécessaire, parfois dangereux, de l’âme et de la mémoire personnelle, dès lors qu’il s’agit d’interpréter. Au lieu de trahir, ces visages, ces voix traduisent, à leur manière, l’objet que leur ont confié la réalisatrice et l’autrice du texte. Le respect du dispositif, devenu le théâtre de confidences passionnantes et intimes, permet une confiance absolue et accueille les émotions, l’épuisement, les blessures et les failles.
Accompagnée par Elin Kirshfink à l’image, Bruno SchWeisguth, Marie Paulus au son et Agnès Bruckert au montage, Alexe Poukine filme avec une douceur feutrée, pleine d’empathie, mais sans concession aucune. Le film élargit son spectre sur l’universalité des violences sexuelles. Celles subies. Celles qui s’infligent et qu’on inflige. Celles qui hantent pour l’éternité, errant comme des fantômes pour se glisser dans des fissures qui laissent encore, quoique difficilement, passer la lumière.