Une famille décimée dans la bande de Gaza. Les survivants parlent, les souvenirs affleurent et les images d’avant s’animent. Un documentaire, implacable et subtil, sur la résilience.
Elle a une dizaine d’années, porte un sweat rose et un bandeau bleu clair à paillettes dans ses cheveux de jais. Elle s’appelle Amal. Elle dit qu’elle ne sait pas raconter les histoires. Elle préfère dessiner. A l’aide d’un caillou, elle trace sur le sol la place du grand sycomore qui a disparu de sa rue. Puis elle nous mène, un peu plus loin, vers les champs où elle portait le café à son père, nous montre les pousses vertes, les oliviers et les salades, la vie qui reprend ses droits. En parlant face caméra, elle joue avec son bandeau, et le glisse devant ses yeux.
Cette petite fille si vivante et pourtant porteuse des traces d’une douleur indicible, irregardable, est notre guide. Dans cette histoire. Dans cette rue Samouni, qui porte le nom de sa famille et se situe dans le quartier de Zeitoun à Gaza. Quelque chose s’est passé là, une catastrophe, un anéantissement.
Des images d’animation en noir et blanc, aux traits grattés, mouvants, réalistes et fantomatiques à la fois, font revivre le père, le frère, les trois oncles d’Amal. Car tous sont morts. Comme le sycomore. Le jour ou des soldats israéliens ont pilonné le quartier en janvier 2009, pendant la guerre de Gaza aussi appelée « opération plomb fondu »…
Anthropologue, archéologue et documentariste, l’Italien Stefano Savona (Tahrir, place de la libération, 2018) avait tourné en 2009 à Gaza, juste après l’intervention israélienne. Son film, Plomb durci, primé à Locarno, montrait la réalité, brutale, terrible, des civils palestiniens survivants au milieu des ruines. Il avait alors rencontré les Samouni, en tout cas ceux qui restaient puisque 29 membres de la famille sont morts. Et il avait filmé Amal, la tête recouverte d’un bandage et d’un bonnet car elle a été touchée par un obus dont les éclats sont restés fichés dans son crâne… Lorsqu’il reçut un message lui annonçant un mariage, en 2010, il est retourné à Gaza.
Le réel est ici une matière, telle la glaise pour un sculpteur, Savona s’en empare et lui donne des formes, lui adjoint des couleurs, lui confère des sons. Des femmes et des hommes vaquent ou palabrent. Des enfants dessinent, se disputent, grimpent aux arbres ou ramassent des balles dans les décombres. La parole des uns et des autres se libère. Les morts sont appelés « martyrs », la colère pointe sous la douleur, parfois.
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs et couronné de L’œil D’Or du meilleur documentaire au Festival de Cannes 2018, Samouni Road recrée la tragédie, témoigne de l’horreur et procède par vagues. Un va-et-vient entre présent et passé, souvenirs racontés après coup ou moments pris sur le vif. Jamais voyeur, à bonne distance, le film glace et bouleverse, indigne et effraie mais son dispositif – la simplicité des images de 2010, la cruauté de celles de 2009, l’animation comme chaînon manquant et quelques vidéos amateurs et familiales au milieu – témoigne de sa confiance dans le cinéma et les histoires qu’il porte et transporte.
« Pourquoi se marier ? », demande à un moment la fiancée, orpheline, à son promis, orphelin. « Pour manquer à nos enfants comme nos parents nous manquent ? » Pourtant, la noce avec ses danses et ses chants, sa joie communicative, aura bien lieu. Elle clôt le film comme un message d’espoir. Une résilience. Une évidence.