Film événement de l’année, Saint Omer fascine autant qu’il remue. Sa maîtrise, sa singularité et son universalité mêlées ont décroché le Lion d’argent de la Mostra de Venise, le Prix Jean-Vigo, et l’ont placé au rang de candidat français pour l’Oscar du film international. Un parcours doré pour une œuvre dense.
Impressionnant. Le premier long-métrage de fiction signé Alice Diop est impressionnant. Et obsédant. La cinéaste n’en est pas à ses débuts, après une série de documentaires salués. Des courts-métrages, dont le césarisé Vers la tendresse, et les deux longs-métrages La Permanence et Nous, ce dernier sorti en salle en février 2022. Partant toujours d’une nécessité impérieuse, et de sa faculté de mettre en lumière les invisibles, elle a construit Saint Omer pas à pas, fascinée par Fabienne Kabou, jugée pour la mort, par noyade, de sa fille de quinze mois. Ayant assisté au véritable procès en 2016, la réalisatrice est partie des textes des assises pour construire son scénario, avec sa monteuse Amrita David et avec l’écrivaine Marie Ndiaye. Dans un souci de véracité, elle a fait construire le décor d’audience dans une pièce voisine de la véritable salle dudit palais de justice de la ville du Pas-de-Calais donnant son titre au film, et le tournage des séquences s’est déroulé dans la chronologie temporelle des événements.
Ce parti pris, dont le public est étranger le temps de la projection s’il ne le sait pas à l’avance, nourrit pourtant l’œuvre d’une puissance contaminante. L’implacabilité des cadres, très souvent fixes, crée aussi une attention doublée d’une tension, palpables et rarement atteintes à l’écran. La fiction de procès abonde pourtant dans nos neurones, de séries télévisées en longs-métrages. L’image de Claire Mathon, experte pour mettre en valeur les destins féminins (Portrait de la jeune fille en feu, Spencer) et les forces troubles (L’Inconnu du lac, Atlantique), imprime la rétine. Elle installe un espace d’observation et d’expression de chaque personnage, au service d’un récit de vie unique. La destinée de l’héroïne, renommée Laurence Coly, transcende son quotidien, pour atteindre à l’universel, à la transmission et à l’héritage. Il y a de l’insupportable dans l’acte commis. Il y a de l’incompréhensible dans les explications de l’accusée et de son ex-compagnon. Il y a de l’indicible dans les forces enfouies qui animent Laurence.
Mais il y a une force insensée dans ce que le chemin de cette protagoniste raconte de la femme noire exilée. Les mots de Fabienne Kabou saisissent. L’incarnation et la restitution distancées de Guslagie Malanda (rôle-titre de Mon amie Victoria de Jean-Paul Civeyrac) hypnotisent autant qu’elles nourrissent d’interrogations fructueuses.
La densité transpire de chaque plan et de leur enchaînement, tant dans l’écho sur le personnage créé de Rama (Kayije Kagame, habitée, une révélation), auteure miroir de la cinéaste et du public, que dans l’interprétation des autres figures en jeu, frappante d’ancrage vibrant. Le discours de l’avocate est un grand moment de démonstration sur la complexité humaine, et sur ce que c’est qu’être femme, fille et mère. Aurélia Petit y épate. Tout comme Valérie Dréville en présidente de tribunal, et Xavier Maly en compagnon vieillissant et déboussolé. Cheffe d’orchestre captant la note juste de chaque soliste et de chaque fil formel et narratif, au service de son propos, Alice Diop atteint ici un très haut niveau de cinéma humaniste et politique.
Olivier Pélisson