Le chef de la police de Roubaix et son jeune collège enquêtent sur le meurtre d’une femme âgée et soupçonnent ses deux voisines. Dans Roubaix, une lumière, polar à l’efficacité métronomique, Arnaud Desplechin filme les noces de l’ombre et de la lumière, et sonde l’espace mystérieux où l’humain et l’inhumain se côtoient.
On avait quitté Arnaud Desplechin il y a deux ans avec Les Fantômes d’Ismaël, manifeste foisonnant où se clamait sa foi dans les pouvoirs de la fiction. Avec Roubaix, une lumière, le cinéaste signe un film plus modeste en apparence, mais dont la force évocatrice est tout aussi opérante. Son scénario se nourrit d’images télévisées, issues du documentaire de Mosco Boucault, Roubaix, commissariat central, qui n’ont cessé de le hanter depuis une dizaine d’années et qu’il retravaille ici avec sa coscénariste Léa Mysius. Cette matière extraite du réel fait le lit de la fiction et permet au récit, ainsi ancré, de se déployer et d’atteindre une dimension métaphysique de grande ampleur.
Car dans cette enquête où doit se démontrer la supposée culpabilité de deux protagonistes, se met en mouvement une valse entre la vérité et le mensonge, le visible et l’invisible, l’humain et l’inhumain. Autant de zones frontières insondables que ce film parvient à approcher.
Parmi ses images inaugurales, celle d’un feu dans la ville. Nous sommes à Roubaix au moment de Noël et une voiture brûle, la nuit. Cette scène, qui aurait pu être spectaculaire, est filmée furtivement, puisqu’elle est perçue depuis un véhicule de police en mouvement. Elle exprime à elle seule l’âme de ce film : les ténèbres y sont perceptibles à l’œil nu, à la manière délicate que décrit Junichirô Tanizaki dans son Éloge de l’ombre. Le travail remarquable de la chef opératrice Irina Lubtchansky fait ainsi se côtoyer l’or et la nuit, la lumière et l’ombre, qui fait appel à l’imaginaire. Dans chaque image nocturne de ce film se devinent mille nuances de lueurs diffuses, porteuses de mystères. Chaque photogramme semble ainsi contenir en son sein les enjeux scénaristiques de ce récit, où il est autant question de misère humaine que d’élégance morale.
Au cœur de cette histoire, un homme de loi, Daoud, incarné par Roschdy Zem. En lointain cousin des êtres intègres qu’incarnait Henry Fonda dans 12 Hommes en colère ou Le Faux Coupable, Daoud traverse ce récit sans fléchir et fait valoir sa clairvoyance, son sens de l’écoute et sa foi dans les vertus de la loi. Dans ce rôle, peut-être son plus beau à ce jour, Roschdy Zem trouve la note juste, entre sobriété et droiture ; voix posée, douce et timbrée, silhouette rectiligne, il est impeccablement choisi et dirigé. Face à lui, Léa Seydoux et Sara Forestier endossent les costumes de deux amantes démunies et soupçonnées de meurtre. Si l’une et l’autre font preuve de justesse et de présence dans leur jeu, c’est leur casting ici même qui questionne : était-ce judicieux de faire incarner à Sara Forestier un rôle aussi proche que le sien dans La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, jusque dans son outrancière prothèse dentaire ? Cette réminiscence pour le spectateur qui a vu ce film fait, par capillarité, rejaillir l’iconographie de Léa Seydoux – l’une étant toujours accompagnée par l’autre à l’écran. Ainsi superposés, ces fantômes d’incarnations passées tirent le film, lors de certaines séquences, vers une « hyper-fiction » revendiquée qui l’embarque sur un autre terrain que celui, plus équilibré entre réel et romanesque, qu’il semble vouloir fréquenter. La jubilation palpable de la part du cinéaste à porter ses deux comédiennes à leur point d’incandescence est sans doute, aussi, un de ses moteurs centraux.
C’est qu’il y a de grands moments de jeu et de cinéma dans ce film, qui jongle habilement avec les points de vue, avec ce qui fait face à la caméra et ce qui s’y dérobe. Plus linéaire que son film précédent, il est une étape passionnante sur le chemin d’un cinéaste en perpétuelle recherche.