Vincent Lindon sculpte un Rodin puissant, Izia Higelin trouble de fantaisie l’image névrosée de Camille Claudel, Jacques Doillon magnifie un portrait d’artistes à l’élégance sublime.
Lindon, bien sûr. Un Rodin évident, imposant et important. L’acteur est magistral dans le rôle du sculpteur, comme l’avait été avant lui Depardieu dans le film de Bruno Nuytten, Camille Claudel (1987). De loin, le Rodin singulier de Doillon n’est pas un avatar de déjà-vu, un pseudo remake, ni Lindon un autre Depardieu. Au contraire, même, tant Rodin est défait de passions névrosées, Camille Claudel de sa folie et de son absolue solitude – la voilà dans une autre image, celle d’une artiste dans sa pleine plénitude, rayonnante, inspirée, elle n’a pas déjà vacillé, elle est entière, légère encore, même si inquiète déjà, dans le corps jeune d’Izia Higelin, tout en fraîcheur et ardeur naissantes. Il ne faut pas oublier que Doillon est un peintre délicat et fin des sentiments et de l’intimité, étranger à l’hystérie fantasmée du couple Rodin-Claudel, dont l’intéresse d’abord la communion artistique et charnelle, tout à la fois forte et fragile.
On dit Lindon, bien sûr, comme si il allait de soi. L’évidence ne tient pas seulement à son transformisme, la barbe de l’époque qu’il s’est fait pousser comme les messieurs du 19e siècle, ni même à son imposante physicalité, sa manière d’être ancré, terrien sculptant la terre, la matière première et essentielle de Rodin. Lindon est un grand Rodin évident parce que c’est évidemment un acteur majeur. Cela tient à son entièreté, son goût maniaque pour le détail et sa vérité. Il n’était pas question pour lui de fausse barbe, de postiche hirsute. Il n’était pas question d’endosser la blouse d’atelier comme un banal costume. Même la blouse pour lui fait sens, dans sa manière de la porter qui est sa manière d’endosser le rôle. La précision de Lindon est telle, qu’il s’est demandé même comment et à quelle hauteur retrousser les manches, pour que rien ne mente dans son rôle.
Un sculpteur ! Quoi de plus important que le geste et le regard chez le sculpteur ? Et quand on est Rodin !! Pendant des jours, des mois, plusieurs heures par jour, Vincent Lindon s’est formé auprès du sculpteur très officiel avec lequel travaille le musée Rodin pour la conservation et restauration des œuvres du maître. Il était impensable pour l’acteur d’être doublé, de faire simplement semblant, de jouer. Sans doute est-ce pour cela l’évidence Lindon/Rodin : l’absolue vérité du geste, les doigts, la main, le bras directement articulés avec les yeux, le regard, et l’âme. Et ainsi l’acteur a trouvé son Rodin : une qualité d’être. Un artiste est un autre artiste confondus.
Ce Rodin, par un immense acteur au travail, que l’on voit au fil des années être le même monstre de cinéma que Depardieu, a trouvé avec Jacques Doillon un parfait et précis metteur en scène. Quel bonheur que ce cinéma d’esthète, inspiré comme jamais, dont chaque plan relève d’une extrême et savante composition, d’une intelligence de l’espace, du temps, des personnages. Les plans-séquences sont une invitation idéale à entrer dans l’image, y promener son regard, y faire circuler son attention, s’y arrêter à tout jusqu’aux petits riens, s’y emplir de toutes les qualités dramatiques des acteurs et de leurs scènes. Une lumière douce irradie ce cinéma du sublime, en presque clair-obscur, qui entre par les portes, les fenêtres, s’épanouissant dans une profondeur de champ que le cinéma contemporain a trop délaissée. Nous sommes en 1880, Rodin travaille à la commande d’Etat de La Porte de l’Enfer, à la sculpture en pied de Balzac. Le beau travaille. Un grand cinéma fait son portrait.