Un vieux professeur de cinéma tiraillé entre une jeune épouse distante, des préoccupations hypocondriaques, des amours platoniques impromptues, et surtout des rêveries cinéphiles empreintes de nostalgie envahissante, erre dans les rues de San Sebastián…
Chacun sait que Woody Allen a été et demeure un très grand cinéphile, adepte des films d’auteur européens, fasciné autant par Ingmar Bergman que par Federico Fellini. À un tel point, qu’après son premier grand succès avec Annie Hall (1977), il éprouva le besoin d’exorciser ses démons bergmaniens dans Intérieurs (1978), puis, après sa consécration mondiale avec Manhattan (1979), il récidiva dans Stardust Memories avec l’univers et le style du maître italien (1980). Deux films beaucoup trop élitaires, qui ne rencontrèrent point alors l’adhésion du public. Le cas semble se reproduire avec son cinquantième opus, Riskin’s Festival, en France en particulier, où nombre de nos confrères n’y ont vu qu’un petit cru allénien, voire même un film raté, alors que Woody s’y amuse de toute évidence avec autant de nostalgie romantique que d’humour décapant à l’égard de ses thèmes de prédilection et surtout de sa cinéphilie éternellement dévorante.
Réalisé en 2019 en Espagne, étant alors obligé de fuir l’opprobre aveugle des partisanes du mouvement MeToo américain et où il avait déjà tourné Vicky Cristina Barcelona en 2008, Allen a conçu une histoire mettant en scène un écrivain raté (Wallace Shawn), reconverti, faute de mieux, en professeur de cinéma dans une université, qui accompagne sa femme (Gina Gershon), beaucoup plus jeune que lui, au Festival de San Sebastiàn. Son épouse est une attachée de presse qui, non seulement chaperonne un réalisateur français prometteur (Louis Garrel), mais finit par s’éprendre de lui. Tiraillé entre son désœuvrement, son manque d’intérêt pour les mondanités festivalières et sa jalousie naissante, Mort Rifkin se laisse emporter, d’un côté, par ses rêves et fantasmes cinéphiles et, de l’autre, par ses errances hypocondriaques, qui l’amènent à s’éprendre platoniquement d’une femme médecin mal mariée (Elena Anaya). Une intrigue relativement banale, comme souvent chez Allen, mais, comme toujours, vite sublimée par sa manière d’en rendre surprenants les développements dans le temps (rencontres inattendues, réactions désopilantes des uns et des autres) comme dans l’espace (bel hommage touristique rendu à la ville de San Sebastián). Le film offre, selon l’habitude du cinéaste, un nombre limité de personnages, très représentatifs de son univers obsessionnel, tous incarnés à la perfection par des comédiens au jeu d’une précision comportementale et verbale impressionnante. En particulier Wallace Shawn (le génial protagoniste de My Dinner With André de Louis Malle en 1981 et, à cinq reprises, celui d’Allen depuis Manhattan), l’alter ego idéal de Woody âgé, mais aussi Gina Gershon (l’épouse) et Elena Anaya (la femme médecin), dont les tentations amoureuses sont jouées avec un embarras touchant et une délicatesse exquise.
Mais le point fort du film se situe incontestablement dans la manière dont le cinéaste phagocyte adroitement certaines scènes de classiques du cinéma, qui ont marqué sa jeunesse et qu’il associe ici étroitement à diverses situations. Des extraits, tous en noir et blanc, magnifiquement modifiés et magnifiés par le directeur de la photographie attiré de Woody, Vittorio Storaro depuis Café Society (2016). À commencer par Citizen Kane d’Orson Welles, qui ouvre (et clôt) la série, suivi d’un amusant pastiche de 8 ½ de Federico Fellini, de la récupération habile d’une scène célèbre d’Un homme et une femme de Claude Lelouch, d’une tendre incursion dans le monde de François Truffaut (Jules et Jim), d’une autre, plus coquine, dans celui de Jean-Luc Godard (À bout de souffle), sans oublier le grand honneur rendu à son dieu filmique Ingmar Bergman, Allen osant reproduire le plan culte de son chef-d’œuvre (Persona). Il ne résiste pas à multiplier d’autres références, qui sont toutes évidemment des hommages, parfois très courts (un plan rappelle un moment très sensuel des Fraises sauvages), parfois plus appuyés (comme ce pied de femme baisé par une bouche masculine sous une table dans L’Ange exterminateur de Luis Buñuel)…le tout ne pouvant que conduire Rifkin à questionner La Mort (en la personne de Christoph Waltz, qui se démarque de son modèle, l’impressionnant Bengt Ekerot du Septième Sceau de Bergman, par un jeu gentiment moqueur) sur son avenir. N’obtenant de celle-ci qu’une réponse qui le renvoie à une attente dérisoire, il se retourne, en désespoir de cause, vers son psy et surtout vers nous, puisqu’il s’agit alors d’une simple et modeste autoréférence à l’attention souriante de ses plus fidèles admirateurs. On ne saurait être plus soi-même dans un film et cela donc pour notre plus grand plaisir.
Michel Cieutat