En retraçant l’enquête intérieure d’une rescapée d’un attentat parisien atteinte d’amnésie, Alice Winocour tisse un bouleversant récit sur la fragilité de l’existence et la force du collectif.
Ce sont les premiers gestes du matin. Mia, avant de se rendre à la Maison de la radio, où elle œuvre en tant que traductrice russophone, arrose ses plantes sur son balcon, brise un verre en voulant se servir du café, saisit une pomme, qu’elle emporte dans son sac. Des actes en apparence anodins qu’Alice Winocour filme en apportant une densité particulière à la texture même de ses images (grâce, notamment, à un léger travelling avant sur la panière de fruits), qui mobilise notre présence de spectateur. Quelque chose, dans les premiers instants de Revoir Paris, raconte d’emblée le caractère précieux et fragile de ce qui constitue nos vies quotidiennes : ces petits points d’appui qui, à la faveur d’une maladresse matinale, menacent de se dérober, comme annonciateurs de ce qui va suivre.
Ainsi Mia se retrouvera-t-elle, le soir-même, au cœur d’un sanglant attentat. Dans ce restaurant où elle se réfugie en attendant la fin d’une averse, sa vie, comme celle de celles et ceux qui s’y trouvent, va brutalement basculer. Sur ce traumatisme d’ampleur, sa mémoire jette un voile protecteur : Mia ne se souvient de rien dès lors que les premiers tirs ont retenti. Tout l’enjeu du film consiste à lever progressivement ce voile en reliant entre eux les éblouissements de sa conscience et dessiner la trajectoire de cette courageuse et complexe enquête intérieure.
Alice Winocour, une fois encore, filme une héroïne. Comme Sarah et sa combinaison d’astronaute dans le sublime Proxima, Mia ne quitte pas sa veste de motarde, qui lui confère la carrure d’une guerrière. Ses cheveux noués en une queue de cheval serrée libèrent le visage de Virginie Efira, sa magnifique interprète, que la réalisatrice filme comme un écran sur lequel se reflète le monde – un peu à la manière de Christopher Walken, lui aussi spectateur de sa mémoire dans Dead Zone de David Cronenberg, que la réalisatrice a suggéré à la comédienne de regarder. Car la beauté de Revoir Paris est de toujours savoir mettre en résonance cinématographiquement sa protagoniste et ce qui l’entoure – ce que soulignent aussi la musique envoûtante (mais un brin trop présente) de la Suédoise Anna von Hausswolff et le délicat travail sonore de Jean-Pierre Duret et son équipe. En tentant de retracer ce qui lui est arrivé ce soir-là, Mia ouvre les portes d’un monde qu’elle entrevoyait à peine jusqu’alors. Comme tant d’autres… Ces sans-abri, ces sans-papiers de la Porte de la Chapelle ou du quartier Stalingrad sont aussi des personnages de ce film qui donne à voir un Paris à deux vitesses, où les classes sociales cohabitent sans dialoguer. Les mains aux couleurs de peau contrastées qui se serrent dans le noir sont un leitmotiv du film, un rempart puissant contre l’obscurantisme menaçant, une manière de se maintenir dans le monde des vivants. À cet égard, le dernier plan, célébrant l’idée du lien, est très émouvant.
Ce qui y conduit est un remarquable travail de la lumière, signé Stéphane Fontaine. D’un bout à l’autre du récit, les images de Revoir Paris scintillent, en jouant, notamment, sur des points lumineux mobiles à l’arrière-plan dans plusieurs scènes. De jour comme de nuit, la vitalité de la capitale et des personnages se fait sentir par ce mouvement permanent subtilement suggéré par la photographie et des séquences réalisées, à la manière d’un reportage, en immersion dans la ville. Si la mort rôde ici, si les fantômes peuplent la mémoire de Mia et des rescapés qui avancent dans les limbes, au risque de ne plus pouvoir communiquer avec celles et ceux qui ont été épargnés par le drame, la vie est là et bien là. En témoigne l’humour dont fait preuve Thomas, autre victime qu’incarne dans un parfait dosage de puissance et de vulnérabilité Benoît Magimel.
Un seul bémol : les quelques plans face caméra, dont un, trop insistant, sur une jeune fille en pleurs, qui semblent un peu artificiels et nuisent légèrement à la fluidité de l’ensemble.
Toujours est-il que Revoir Paris est l’œuvre d’une hypersensible, touchée de près par les attentats du 13 novembre 2015 (son frère, auquel le film est dédié, fait partie des rescapés du Bataclan), qui a su trouver « le diamant au cœur du trauma », pour citer un psychiatre qu’elle a rencontré, et raconter comment la résilience peut opérer grâce à la force du collectif. Sur ce sujet essentiel, c’est un très beau film de cinéma.
Anne-Claire Cieutat