Un documentaire sur la justice en France qui donne la parole aux magistrats : Rendre la justice de Robert Salis est un film utile et humain sur un monde qui fait toujours peur.
Après avoir vu Leaving Neverland, documentaire de Dan Reed recueillant les déclarations insoutenables de deux victimes abusées sexuellement par le chanteur Michael Jackson, l’actrice Adèle Haenel s’est décidée à porter courageusement son témoignage sur le harcèlement permanent dont elle a fait l’objet alors qu’elle avait entre douze et quinze ans. Elle affirme son but : « ouvrir la parole » dans la société française, notamment dans le milieu du cinéma. Alors que les faits qu’elle a subis ne sont pas prescrits aux yeux de la loi, l’actrice a expliqué « n’avoir jamais envisagé de se pourvoir en justice » du fait « d’une violence systémique faite aux femmes dans le système judiciaire », rappelant au passage qu’ « un viol sur dix seulement aboutissait à une condamnation ».
Hasard de calendrier, Rendre la justice de Robert Salis sort une semaine après sur les écrans français. Et ce film interroge la situation de la justice du point de vue de magistrats rarement interviewés. Pour autant, ces derniers se montrent-ils rassurants sur les contours du corps judiciaire qui fait peur à la majorité des français ? Pas si sûr…
Dès l’introduction du film, Robert Salis affiche des intentions pédagogiques : il tente de proposer une définition globale du concept de justice, ses missions et ses objectifs, au travers de la parole de ses intervenants. Ils sont précautionneux dans cet exercice, leur métier impliquant un langage précis, technique, parfois ardu (contrairement à ce film toujours limpide). La tâche qui leur incombe est immense. Comme l’ensemble de ses collègues, le juge français à la Cour Européenne des Droits de l’homme, André Potocki, fait état d’une violence évidente : la « dentelle de vie d’une victime » confrontée à la « presse hydraulique » du tribunal engorgé, « pouvant broyer dans tous les cas, qu’il s’agisse d’une peine de prison ou, au contraire, d’un non-emprisonnement ».
Hommes et femmes de justice soulignent aussi leur pleine conscience de la méfiance et du rejet qu’ils suscitent régulièrement de la part de la société. L’un d’entre eux évoque cette justice considérée souvent comme une « loterie », contre laquelle il lutte malgré un manque évident de moyens (grand leitmotiv de ce documentaire). Une autre relève qu’il existe un paradoxe emblématique de la complexité de notre époque, les citoyens revendiquant une sécurité toujours plus affirmée en même temps qu’ils se veulent toujours plus libres. Malgré tout, la majorité de la population ayant affaire à la justice ne comparaît devant elle qu’une seule fois. Les autres cas – c’est là le véritable fléau – concernent les récidivistes. Enfin, on peut être surpris d’apprendre d’une présidente de tribunal de grande instance (Gwenola Joly-Coz) que la féminisation progressive de la magistrature depuis l’après-guerre pose un problème prononcé de mixité : alors que tout corps social se doit d’être équilibré, ce sont près de 64 % de femmes qui travaillent aujourd’hui dans les tribunaux et près de 85 % demain, les entrées d’étudiantes étant majoritaires au regard des garçons choisissant la carrière d’ingénieur.
Qu’ils émanent d’un président de tribunal de grande instance, d’avocats, de juges, d’auditrices, d’un conseiller constitutionnel ou d’un substitut du procureur, l’ensemble des témoignages fait comprendre que les serviteurs de la loi, à l’image du corps médical, ont l’obligation de protéger leur émotivité sous un masque d’insensibilité. Une condition indispensable pour faire front au spectacle des souffrances qui aboutissent chaque jour devant à eux.
Faisant appel à des souvenirs, des cas d’affaires singuliers, aux échos de leurs difficultés jusqu’à l’évocation de certains traumatismes, les magistrats mettent à nu leurs désarrois, imperfections, doutes. Et parlant parfois de « subjectivité » ou de « quitte ou double » qui, en dehors de la loi, participent à établir un jugement impartial. Le récit intime de François Molins, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris (aujourd’hui procureur près la Cour de cassation) pendant les attentats parisiens de 2015, est un exemple parmi d’autres des événements qui l’ont bouleversé. Les cas de conscience lorsqu’il s’agit d’arracher à sa mère un nouveau-né, évoqués par Fabienne Klein-Donati (alors juge des enfants) ou les difficultés liées à la couleur de peau lorsqu’on est magistrate blanche à Cayenne ou noire à Paris (dont parlent respectivement Gwenola Joly-Coz et Sylvia Desneuf-Freitas) sont éloquents. Ces récits racontent tous l’interpénétration des sens dans un univers glacé, l’étourdissement qu’il y a à tenir la barre dans une mer déchaînée, le vertige permanent d’être en quelque sorte « condamné à juger les autres ».
« C’est une machine infernale, la justice, mieux vaut ne pas mettre le doigt dedans », dit Maryvonne Caillibotte, avocate générale à la Cour d’assises de Paris. « Je conseille à toute personne, si elle a le choix, d’éviter l’institution judiciaire du tribunal civil. Je ne parle pas du pénal où on n’a pas le choix. », poursuit Fabienne Siredey-Garnier, présidente de la chambre correctionnelle au tribunal de grande instance de Paris. « Il faut avoir confiance en la justice, tout simplement parce qu’elle est là. », dit encore Francois Molins.
S’il rend justice aux hommes et femmes qui la servent à l’occasion d’un tournage étalé sur deux ans, ce documentaire donne surtout à réfléchir aux ambiguïtés que nous entretenons avec notre justice : la considérant avec fièvre comme l’ultime recours à notre soif d’équité, nous la délaissons la plupart du temps, l’accusant d’être aussi pauvre que peu fiable. Une contradiction à double tranchant qu’une société digne ne peut pas accepter plus longtemps, si elle tient à son propre équilibre.