Une perle merveilleuse dans le cinéma d’animation nippon : Dans un recoin de ce monde est un drame historique magnifique porté par une protagoniste inoubliable, Suzu, et un cinéaste dont il faut désormais retenir le nom : Sunao Katabuchi.
C’est une joie intense de découvrir un film d’animation pleinement accompli, dominant l’ensemble des difficultés d’un art rare et si difficile. Il s’agit une fois encore d’une œuvre japonaise, elle est aussi émouvante que Le Tombeau des lucioles d’Isao Tahakata, aussi réjouissante qu’une œuvre de Hayao Miyazaki.
Dans un recoin de ce monde, troisième long-métrage d’animation de Sunao Katabuchi, est tiré du très sensible manga éponyme écrit par Fumiyo Kouno. Il offre une remontée marquante dans le temps : 1944, Suzu est une jeune fille rêveuse avec une fibre d’artiste, elle aime la poésie et par dessus tout, dessiner. Elle est insouciante, un peu maladroite, planante, en un mot, irrésistible. Sa vie change, car elle est mariée à un inconnu, comme le veut la tradition, et doit quitter son village de la région d’Hiroshima pour Kure. Elle découvre alors sa belle famille dans un contexte de guerre, un quotidien fait de privations et de dangers où Suzu s’évertue tant bien que mal à trouver sa place en se dévouant aux autres. Dès qu’elle le peut, elle s’abandonne encore à sa passion pour les arts, celle-ci lui préservant un moral d’acier. Néanmoins, en 1945 les frappes et les bombardements s’intensifient. Ils mettent Suzu et sa nouvelle famille à l’épreuve comme jamais…
Contrairement à l’imaginaire fantaisiste et débridé de Hayao Miyazaki, dont il a été notamment l’assistant sur Kiki la petite sorcière, Sunao Katabuchi s’intéresse prioritairement au réel, une forme de néoréalisme à l’italienne transféré en décor nippon. Rien n’a été traité au hasard : quatre années de travail ont été nécessaires pour reconstituer, grâce aux archives, les lieux et l’époque où se déroule l’action. Ces précisions allant jusqu’au climat des journées relatées, Katabuchi a poursuivi la vérité en récoltant des témoignages d’ambiances, des couleurs de rues ou de paysages. Cet acharné des détails qui ressurgissent sous forme animée crée ainsi à l’écran une atmosphère unique et confondante de véracité. Davantage encore, le cinéaste promulgue par ce biais une forme de credo, une transcendance du quotidien : « Tous les jours, je me dis que notre métier ne consiste pas seulement à produire des images, mais surtout à offrir un film complet qui raisonne dans le cœur des spectateurs. Mon objectif est de faire ressentir aux spectateurs ce qui se passe en dehors du cadre de la caméra. La poursuite du réalisme dans mes films n’est pas limitée au monde réel. Au contraire, mon but est de faire croire que ce monde imaginaire existe et que tout ce qui l’entoure est vrai. »
En sus du hors-champ, c’est aussi la beauté immanente du dessin de Katabushi qui convoque l’existence d’un monde imaginaire. Et son trait s’avère un vecteur exemplaire d’émotion : la tendresse, la délicatesse et le soin qu’il apporte à ausculter le personnage de Suzu (mais aussi l’ensemble des personnages secondaires) exercent une séduction immédiate sur le spectateur. Dès lors acquis au récit, ce dernier est captivé par les faits et gestes, même les plus anodins, des personnages. Cette analyse de l’ordinaire pourrait ainsi durer des heures sans ennui. Or, dans une montée en puissance de la dramaturgie, (fatalement attendue au regard de l’Histoire, mais qui reste paradoxalement surprenante dans le film), Katabushi conçoit en définitive l’un des plus beaux portraits d’héroïsme au féminin qu’il aura été donné de voir depuis longtemps.
Les Japonais ne s’y sont pas trompés, ils ont bardé ce film de prix, dont celui du meilleur film et meilleur réalisateur du 90e Kinema Junpo Best 10 Awards décerné par un jury de cent journalistes de cinéma. Chose qui n’était pas arrivée pour un film d’animation depuis Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki en 1988. Tiens donc… Vous non plus, ne loupez pas le coche.