Dans les rues d’un village de fable, au bonheur utopique, ce cinéma de nostalgie songe à Jacques Tati : un Jour de fête dans la tête. Et il garde le trait de Sempé : la poésie de la simplicité.
Sempé a toujours eu des petits vélos dans la tête. Ils ont peuplé ses dessins comme ses couvertures pour le prestigieux magazine américain The New Yorker. Comme un grand amour de petite reine, déclaré encore et encore, d’un dessin l’autre, avec toujours ce trait d’apparence légère, mais à y regarder de près, enrichi de délicats détails. La grande déclaration d’amour de Sempé au vélo tient aussi dans cet album, paru en 1995 chez Denoël : Raoul Taburin.
Ah, Taburin ! Un réparateur de bécanes qui n’a jamais su, pour son malheur, tenir en selle. Taburin, forcément, c’est donc le déséquilibre et la chute, cette aimable défaillance, si cinégénique : on ne se moque pas, mais quand même, quelqu’un qui tombe toujours, c’est burlesque. Sempé, qui dessine du rire sans jamais médire, a aidé son héros à rester en selle. Il lui a permis de taire son douloureux secret, son mensonge, et même mieux : d’être un faux champion, forçant le respect même aux vrais coureurs cyclistes. Une illusion redevable à d’heureuses circonstances, improbables et inracontables comme ça.
Pierre Godeau réussit bien, dans un petit village de la Drôme provençale, à recréer la poésie de la simplicité de Sempé, ce grand modeste. Un minimalisme qui est une forme de fidélité, que l’on retrouve, par exemple, dans le choix d’habiller d’un seul costume les acteurs, tout au long du film. Et Godeau a pris soin de recréer tout ce qui fait le charme des dessins de JJS : des personnages toujours un peu décalés. Benoît Poelvoorde en Taburin et Edouard Baer en Figougne, photographe parisien qui tire des portraits aux habitants, dans une mise en scène inattendue, sont dans ce registre à leur aise. Godeau a mis dans son village de conte de la joliesse, de la délicatesse, de la finesse. il y a des gags, et comme chez Sempé, ils ne sont jamais énormes. Il n’est pas toujours nécessaire d’en faire des caisses pour être drôle.
On reconnaît enfin Sempé dans un film adapté de son œuvre. Son petit cancre de papier imaginé avec son compère René Goscinny avait certes eu du succès public, avec Le Petit Nicolas (2009) et Les Vacances du Petit Nicolas (2014), de Laurent Tirard, mais on cherchait en vain, dans ces comédies familiales colorées sympathiques, la piquante intelligence de la vie de son auteur.
On reconnaît Sempé dans Raoul Taburin a un secret, mais on reconnaît aussi Tati, à qui le film rend hommage, avec quelques clins d’œil appuyés ; la reconstitution de la célèbre photo de Tati par Robert Doisneau prise en 1949, où on le voit entouré d’une bicyclette démontée ; le vélo qui avance tout seul, comme dans Jour de fête. Tati et Sempé étaient amis. Ils partageaient un goût commun pour les pas de côté, ce léger et subtil décalage. Un jour, a raconté une fois Sempé, « Tati m’a dit, en voyant un de mes dessins, que c’était tout à fait du Tati ». Ils sont chez eux dans ce Taburin de cinéma souriant.