Marie Curie parle à notre époque, parangon d’un féminisme pionnier. Rosamund Pike libère une puissante énergie dans le portrait en fission qu’en fait Marjane Satrapi. Un biopic fragmenté, entre le scientifique et l’intime amoureux.
Et si on parlait d’amour ? Les Curie sont parmi les plus grands scientifiques de leur temps et Marjane Satrapi aurait pu ne raconter que ça : leurs découvertes, le radium, le polonium, et comment ils ont révolutionné les sciences et leur temps. Elle aurait pu se focaliser sur les Curie dans leur vieux laboratoire, multipliant les expériences et les mesures, avec la paillasse, les tubes à essai, la manipulation de minerai radioactif (la penchblende), et au fond de l’éprouvette, les grains de lumière fluorescents. Un laboratoire est un monde fascinant, l’endroit où le secret de la nature qui questionne l’homme paraît pouvoir être révélé.
Reconstituant le laboratoire des Curie, comme inventé par une science-fiction en costume d’époque, Radioactive ranime bien ces esprits de génie, aux intuitions fulgurantes, qui ne désarment jamais dans leur quête de connaissance, Marie Curie en tête, en femme forte, qui ferraille dans un milieu d’hommes. Marie Curie lutte pour imposer son travail scientifique, mais combat aussi pour son indépendance et sa liberté ; elle apparaît en cela comme une femme modèle pour un féminisme à venir, encore désorganisé. Rosamund Pike incarne idéalement ce personnage de caractère, orgueilleux et déterminé : « Il me fallait non seulement une actrice intelligente, mais qui puisse aussi être féroce et lumineuse », dit avec exactitude Marjane Satrapi
Mais Radioactive est aussi et d’abord autre chose que la représentation de savants au travail : c’est une love story attachante. Non pas une rom-com molle, Marie Curie est une âme trop forte pour l’égarement sentimental. C’est une histoire d’amour presque scientifique, traversée de matière visible, de forces invisibles, de courants électriques.
« L’histoire de deux forces invisibles : la radioactivité et l’amour ». Tel est le sous-titre du formidable roman graphique de Lauren Edniss, Radioactive, publié en France par Fleuve Éditions, dont est tiré le scénario du film. Lauren Edniss paraît faire sien le principe de la fission, multipliée par une réaction en chaîne. Des fissions appellent d’autres fissions et libèrent une quantité considérable de matière.
Plus qu’une bande dessinée, le travail de Lauren Edniss agrège une foison de matériaux : du dessin, de la photographie, de la cartographie, des tableaux, du reportage, des interviews. Plus qu’une biographie de Pierre et Marie Curie, le roman de leur vie, Radioactive documente les conséquences de leurs découvertes, et leur usage à venir, y compris le plus tragique (Hiroshima). « On pourrait penser que le radium puisse devenir très dangereux entre des mains criminelles, aussi peut-on se demander si percer les secrets de la nature profite à l’humanité », a anticipé Pierre Curie.
Le film de Marjane Satrapi illustre cette crainte, entrecoupant son récit de pastilles sur Hiroshima, sur Tchernobyl, sur le site d’essais nucléaires du Nevada, etc. Ces flash-forward sont disséminés au fil d’un récit plein de sauts temporels : Radioactive est lesté par ailleurs de flash-back pesants, peu convaincants, sur le passé plus tragique de Marie la Polonaise, hantée par ses fantômes.
Si Radioactive est l’adaptation d’une bande dessinée, Marjane Satrapi ne crée plus de bande dessinée elle-même. Elle peint et elle fait du cinéma. Il ne l’intéresse pas de reproduire ad nauseam ce qu’elle a déjà fait et bien fait, et qui l’a installée sur le devant de la scène avec Persepolis, autobiographie graphique en quatre tomes, best-sellers parus dans les années 2000. Elle n’allait pas passer sa vie à raconter sa vie de jeune dessinatrice iranienne en exil.
De la même manière, Marjane Satrapi n’a jamais fait le même film depuis qu’elle fait du cinéma, soit depuis l’adaptation avec Vincent Paronnaud de Persepolis (2007), en une animation au graphisme contrasté, traits de noirs et de blancs ressemblant à de la photographie. Poulet aux prunes (2011), La Bande des Jotas (2012), The Voices (2014) sont des œuvres foisonnantes, mélangeant allègrement les genres, avec un humour corrosif qui ressemble à sa réalisatrice.
Radioactive ajoute donc cette forme hybride de biopic scientifique romantique. Marie et Pierre Curie sont un couple fusionnel, partageant tout : la vie, le corps, l’esprit. Les Curie ont une science commune, la physique : ensemble, ils entament des recherches sur la radioactivité récompensées d’un prix Nobel de physique. « Mari et femme travaillent ainsi qu’une seule personne avec deux têtes, quatre mains et vingt doigts ». Ainsi parlait le magazine Time, ainsi fait Marjane Satrapi, qui ranime cet homme et cette femme irradiants.