Réalisé intégralement dans un univers virtuel, Knit’s Island, l’île sans fin est un documentaire passionnant, qui traite de jeu vidéo en ligne avec intelligence, passion et poésie.
Dans la sphère médiatique et pour l’oreille du néophyte, les mots « jeu vidéo en ligne » ou « MMORPG » (acronyme en anglais de « Jeu de rôle massivement multijoueur en ligne ») font peur. On dit ces jeux addictifs, sous-entendant souvent que le jeu vidéo serait comme une drogue dure et que les ravages d’une longue exposition aux écrans pourraient être plus nocifs que l’alcool et la cigarette. On imagine aussi ces joueurs paradoxalement asociaux, enfermés dans des mondes dits « virtuels », comme si l’expérience vécue dans le jeu ne comptait pas vraiment, ni les émotions ressenties. Comme si les amitiés par avatars interposés valaient nécessairement moins que celles nouées avec un voisin de palier ou un individu rencontré « IRL », « In real life », « dans la vraie vie », pour reprendre cet acronyme stupide qui considère qu’on pourrait vivre une fausse vie.
Comme tous les clichés, celui-ci à la peau dure, et s’explique en grande partie par une méconnaissance du sujet. Mais on peut aussi le comprendre par l’absence de représentation romantique du jeu vidéo en ligne dans des arts plus consacrés. Lorsque Steven Spielberg réalise Ready Player One (2018), il parle de jeu vidéo avec bienveillance et ludisme, mais nous montre en réalité un média enfantin, plutôt laid et passablement débilitant. Avant Knit’s Island, l’ïle sans fin, le jeu vidéo n’avait jamais été filmé aussi amoureusement. Le trio de réalisateurs, Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h a l’intelligence de ne composer son long-métrage qu’à partir de scènes se déroulant dans l’univers du jeu. Et les joueurs-cinéastes regardent ce décor fait de nature et de petits villages avec une poésie que Terrence Malick n’aurait pas reniée.
Loin des franchises à succès, les documentaristes s’aventurent dans un jeu dont le nom n’est jamais cité – cela n’a, après tout, guère d’importance, ce pourrait être celui-ci comme un autre – mais qui propose aux joueurs de survivre dans un monde postapocalyptique évoquant la région de Tchernobyl. Avec leurs avatars, les cinéastes jouent leur propre rôle : celui de réalisateurs d’un documentaire. D’abord, les protagonistes rencontrés répondent aux questions dans la peau de leur personnage, jouant de la fiction qu’ils se sont eux-mêmes imaginée dans le bac à sable que propose le jeu. Ici, le prêtre d’un culte nouveau, devisant de philosophie avec calme et sagesse, chapeau de cow-boy sur la tête et fusil à canon scié en main. Là, une psychopathe dominatrice entourée de ses sbires groupies (et qui fait un peu peur). Tantôt poétiques, façon western philosophique, ou plus comiques, à la manière d’un film des frères Coen, les premières séquences de Knit’s Island nous familiarisent avec ce lieu étrange, ces milliers de kilomètres carrés perdus quelque part sur Internet. Et puis, les masques tombent. Les véritables joueurs derrière les avatars répondent aux questions du trio. Pourquoi jouent-ils ? Que trouvent-ils auprès de cette communauté virtuelle qu’ils ne trouvent pas ailleurs ? Les réponses sont aussi nombreuses que les profils sont variés. Les joueurs viennent de partout dans le monde, ont des âges différents. Derrière l’armure en images de synthèse d’un soldat badass se cache une jeune mère de famille. Un employé fatigué s’évade en se promenant tous les jours dans les vastes forêts que propose le jeu. Certains jouent en couple et vivent des aventures dignes de Bonny & Clyde, le danger en moins. D’autres font partie dans l’univers virtuel d’une vraie communauté, où ils ont trouvé une place et une écoute. Chacun a ses raisons de jouer, et s’ils en parlent avec passion, ils n’ont pas forcément de réponse claire – comme aucun cinéphile ne saurait dire en un mot ou une phrase pourquoi il aime le cinéma. Aucun, pourtant, ne semble addict, malade ou asocial. Au contraire, les individus que le trio de cinéastes nous fait rencontrer sont aussi beaux et passionnants que le monde qu’ils nous font découvrir. Une incroyable séquence, véritable odyssée fantastique, nous amène aux lisières de ce monde, de cette « île sans fin ». Le réel se mélange alors à la fiction, on s’attache à cette communauté, on pleure la mort d’un avatar, fauché sur le chemin. On se met à croire aux esprits, on voit dans les bugs du jeu un phénomène métaphysique. Ce n’est plus Terrence Malick, mais David Lynch que convoquent Barbier, Causse et L’helgoualc’h. Ce faisant, ils nous rappellent les univers de Prévert et d’Éluard : la poésie est partout, lorsqu’on sait comment regarder.
Pierre Charpilloz