Queer de Luca Guadagnino

Fusion tropicale

Deux hommes se rencontrent : l’un est écrivain et héroïnomane ; l’autre, un jeune homme timide et séduisant. Leur union prend progressivement la tournure d’un amour fusionnel indépassable. On pensait que Luca Guadagnino ne ferait pas mieux ni plus émouvant que Call Me by Your Name. C’est pourtant chose faite avec son nouveau film, Queer.

Parfois, ne cédant rien à des désirs profonds, certains cinéastes épris d’un livre, dont la valeur est unique à leurs yeux, sont à l’affût des droits d’adaptation durant des années, avant de pouvoir en réaliser un film : cela faisait trente-deux ans que Luca Guadagnino rêvait de porter à l’écran Queer . Ce roman inachevé quasi autobiographique de William S. Burroughs fut écrit au début des années cinquante et publié seulement en 1985. Dès les premières images, la beauté technicolor des fifties ressurgit miraculeusement, procurant au spectateur une émotion intense et l’ivresse d’un moment solennel. Queer est en effet le résultat d’un long cheminement intérieur du cinéaste italien, fort d’une expressivité narrative et formelle jusqu’au-boutiste. Luca Guadagnino, dont on connaît à présent la quête perpétuelle de sensualité (Call Me by Your Name, Challenger), s’est donné corps et âme à cette histoire d’amour entre deux hommes de générations différentes, inspiré du couple que formaient dans la vie Burroughs et Lewis Marker (l’amant le plus proche de l’écrivain) . Les décors du film presque entièrement tourné dans les studios de Cinecitta, les costumes et les musiques savamment choisies (Trent Reznor, Atticus Ross, Nirvana) constituent une charpente solide à cet univers ultra-maîtrisé. L’image est notamment stylisée et sculptée par les talents conjugués de Sayombhu Mukdeeprom, chef-opérateur attitré de Guadagnino, et du décorateur Stefano Baisi, dont le choix de couleurs et d’objets rappelle le magnifique In The Mood for Love de Wong Kar-Wai, une référence explicite et revendiquée par le cinéaste.

Queer de Luca Guadagnino - Pan distribution - Yannis Drakoulidis

Parallèlement, l’étonnement, et très vite la fascination, émanent aussi de la performance de Daniel Craig. L’acteur est positionné à l’épicentre du récit, figure centrale incarnant le rôle de William Lee, alter ego fictif de William S. Burroughs, homosexuel et héroïnomane notoire, exilé au milieu de ses pairs dans la jungle des cafés moites de Mexico. S’il y a une certaine malice dans les scènes de sexe torrides et poignantes à concevoir le visage de James Bond au niveau du pubis des garçons, Daniel Craig s’avère un choix parfait, son flegme jouxtant avec finesse son magnétisme. Il offre une interprétation particulièrement rare, probante et très digne du tremblement amoureux. William forme un couple intrigant et d’une classe folle avec Eugene (Drew Starkey, timide, étrange et voluptueux), leur rencontre bouleversant leurs vies. Cette passion partagée porte ainsi le spectateur à l’analyse de la complexité de leur duo, tour à tour libre, libertin, lié par un contrat endogame où l’aîné entretient le plus jeune, où les corps et les âmes sont enchevêtrés, au propre comme au figuré. Luca Guadagnino et le scénariste Justin Kurizkes ont travaillé à décrire cet amour évolutif, mouvant, transformateur, l’amant devenant parfois le père, puis le fils et inversement, une trajectoire menant jusqu’à un périple surnaturel en pleine forêt vierge : apothéose chorégraphique stupéfiante, où le tandem fusionne pour ne former plus qu’un. Mû par un lyrisme extravagant, une poétique tatouant la rétine et perforant le cœur, Queer est une œuvre prodigieuse, sensuelle et quasi mutante. Et pour beaucoup, il sera considéré comme un coup de maître. Peut-être même le plus beau et le plus intime de Luca Guadagnino.

Olivier Bombarda